Je voudrais consacrer quelques notes à un sujet qui me tarabuste ces derniers temps : il s'agit de la manière dont les discours pro et contra développement durable, écologie politique, et autres se sont figés. Nous sommes en train de créer des camps, ou des factions, aussi campés sur nos positions que des familles politiques. (Mais le pire est qu'il existe une scission entre "développementdurabilistes" et "ecologiepolitistes"... je laisse cela de côté pour l'instant)
Les moteurs de l'opposition ne sont plus tant les questions d'ascension sociale ou de partage de richesse, mais la question de la place que nous devons nous octroyer sur terre, avec les modes de production et de consommation associés.
J'ai parcouru quelques blogs anti-GIEC, pro-OGM, je lis des revues consacrées à la chasse, et je m'intéresse également aux propositions de l'extrême-gauche qui par bien des aspects rejoint le discours libéral sur la politique environnementale ; ils se rejoignent car tant l'extrême-gauche que le libéralisme estiment que les préoccupations environnementales portent atteinte aux intérêts qu'ils défendent.
En cela, ils ont beau jeu de dénoncer qui les bobos, qui les technocrates, qui les climatologues qui voudraient "édicter une morale" (j'emprunte ces mots à Fontenay, qui parlait des primatologues).
Avant de commencer l'inventaire, fastidieux parfois, de leurs arguments, penchons-nous sur les nôtres. C'est en les caricaturant que les opposants parviennent à désamorcer les raisonnements, en parlant de "culpabilisation" là où l'on évoque la "responsabilisation", de dictature là où l'on dit "les gouvernements devraient", de dogme lorsque des scientifiques évoquent la "forte probabilité".
Nous sommes diminués par le fait que le discours scientifique est détourné, repris, simplifié, par des partisans du développement durable comme par les opposants. La thèse, bien attestée, d'un changement climatique majeur, est divulguée par des néophytes qui ne peuvent donc la défendre jusqu'au bout. Le poids de l'autorité scientifique est affaiblie car elle ne tient pas la place qu'elle devrait occuper, celle d'une référence. Ce n'est pas forcément le fait des scientifiques eux-mêmes : cela traduirait plutôt le fait que la sortie du Positivisme a des effets pervers, et que les institutions scientifiques elles-mêmes deviennent contestables, et contestées, au même titre que des institutions bancaires. Mais on peut supposer ici que l'autorité scientifique est perdue lorsqu'elle se manifeste sous les formes d'une opinion ou d'un groupe de pression.
Observons nos méthodes - et je dis "nous" même si je ne me reconnais pas dans toutes les initiatives.
Les campagnes d'affichage contre la fourrure, fomentées par l'ONG Stop la fourrure (liée je crois à la Fondation Brigitte Bardot) montrait des femmes se moquant de la souffrance des phoques et lapins dont on avait fait les manteaux - "moi aussi je suis une victime de la mode", disait l'une d'elle. De même, il y a quelques années, la Fondation Nicolas Hulot prétendait lutter contre le gaspillage énergétique en montrant une panthère morte émergeant du tambour à linge d'une machine à laver insuffisamment remplie.
Il me semble que ces propositions chocs sont contre-productives. Elles sous-entendent qu'il existerait une position d'autorité morale à laquelle devrait forcément se soumettre le citoyen soumis à ces messages. Or la pulsion de non-achat, la pulsion d'abstention, ne repose manifestement pas sur les mêmes mécanismes que ceux de la communication publicitaire orientée vers la consommation. (A suivre)
... Je reprends après une pause-rhumatologue.
Considérons les choses froidement, en prenant l'exemple de la fourrure. Si l'on adopte un discours de culpabilisation, et que ce discours amène les gens à se rebeller et donc à persister dans l'achat de fourrure, cela signifie que l'objectif prioritaire n'était pas épargner des souffrances indescriptibles à des animaux entassés et finalement zigouillés à la strychnine, au pesticide ou gaz d'échappement. L'objectif prioritaire était de culpabiliser les gens.
Le problème qui se pose est celui de la légitimité que détiendrait une partie de l'opinion et qui l'autoriserait à morigéner une autre partie de l'opinion. S'il s'agit simplement d'une question de masse critique, alors nous sortons du domaine de la morale pour entrer dans celui de la légitimité démocratique : une tendance minoritaire ne peut prétendre à convaincre la majorité, puisque nous sommes chacun ancré dans notre position. Si une campagne vise à me convertir à l'Islam parce que des millions de gens sont convaincus que c'est la voie du salut, je vais bien entendu estimer qu'il s'agit d'une démarche vaine, me concernant, et peu importe la conviction de ceux qui font campagne. Une campagne d'affichage du PS va servir à renforcer les rangs du PS, pas à faire en sorte que les membres de l'UMP vote PS. Or je ne sais s'il est raisonnable de penser que les écologistes peuvent un jour prétendre à conquérir une majorité. Les écologistes sont convaincus qu'ils ont raison : voilà le problème, et c'est la raison du rejet qui se manifeste et qui gagne des partisans à mesure que les cris d'alerte se multiplient. La faille des écologistes, c'est leur conviction, et en cela on pourrait nous comparer à des fanatiques religieux, à des gens dogmatiques, parce que nous outrepassons notre champ d'expression : ni les politiques au pouvoir, ni les médias populaires, ne reprennent nos arguments; ils sont donc, aux yeux de l'opinion, dépourvus d'autorité car hors de la légitimation démocratique. (Je viens de lire le livre de Romain Felli, Les deux âmes de l'écologie - une critique du développement durable, L'Harmattan 2008, où sous prétexte de montrer la limite technocratique du DD - préserver le système mercantile en l'aménageant - il affirme qu'il n'est d'autre voie que l'écologie politique, en faisant complètement abstraction du fait que dans un régime démocratique il ne sert à rien de proclamer qu'on détient la vérité si on n'a pas d'électeurs.)
Le lecteur notera que je suis en train de confondre plusieurs choses : la question de l'urgence environnementale, la question, morale, de l'exploitation du vivant, la position scientifique et la position civique. Pour moi ces questions sont liées mais cela ne va nullement de soi, et je comprends qu'il faille les considérer séparément.
Le piège dans lequel nombre d'environnementalistes sont tombés est celui de la responsabilité individuelle. C'est là que le bât blesse, et pour plusieurs raisons.
1) L'image véhiculée sans cesse du "petit geste pour la planète", du "ensemble, nous pouvons sauver la planète", par des comportements vertueux dans le domaine de la consommation vient se heurter à une représentation ancrée d'ascension sociale fondée sur la consommation superflue. On n'acquiert pas de prestige social parce qu'on achète ce qui est juste et nécessaire, mais en achetant ce dont on n'a pas besoin et en le montrant. Sempé et Reiser avaient autrefois dessiné une planche similaire montrant en un siècle les pauvres achetant successivement ce qui jusqu'alors était le privilège des riches : une bicyclette, une voiture, un séjour à la mer, un pavillon, etc., les riches forcés de se démarquer sans cesse des pauvres en innovant, les pauvres obligés de se mobiliser pour rattraper les riches. C'était simpliste mais mais Daniel Boorstyn (ou Boorstin?) dans The Democratic Experience avait montré les ressorts des capitalismes anglais et américain par la confrontation des modèles respectifs de Ford et de Roll's Royce. Les deux entreprises font fortune en ciblant deux objectifs très différents, l'une en privilégiant une faible population à fort pouvoir d'achat, l'autre en préférant une forte population à faible pouvoir d'achat. Les créneaux sont différents, mais dans les deux cas la logique du profit est respectée. Mais aussi et surtout, l'un ne va pas sans l'autre : c'est parce que certains roulent en Roll's que d'autres, qui pourraient rouler à bicyclette, achètent une Ford. C'est schématique mais il s'agit seulement de montrer un mécanisme.
Notre président donne l'exemple d'un citoyen pour qui la consommation a valeur de symbole : le pouvoir de consommer est un pouvoir en soi, dérivé du prestige. Notre président pense que des vacances doivent se dérouler sur un yacht pour être considérées comme de vraies vacances. Il pense que les montres Rolex ont réellement une valeur dérivée d'autre chose que l'heure qu'elles sont supposées donner. Ce qui circule donc, ce ne sont pas des produits, mais des valeurs. Un grand pas serait franchi si les échelles de valeur devenaient autre, étaient réévaluées.
Observons ce qui se passe dans le cas des produits équitables ou biologiques. L'achat de ces produits est motivé, espérons-le, par une préoccupation réelle, et en cela certainement ils répondent à une demande. Cette demande, c'est d'abord le signe que certains d'entre nous ont intégré qu'un blocage collectif pouvait être contourné par une démarche individuelle (le "petit geste" opposé au "ensemble, sauvons la planète"). Mais la logique de valeurs décrite ci-dessus, à propos des Roll's et des montres Rolex, réinvestit cette démarche alternative par la bande. Acheter bio, c'est afficher son pouvoir d'achat, et suscite donc la même rancoeur impuissante chez ceux qui vitupèrent les Roll's et les Rolex. L'image du bobo circulant à vélo est pourfendue pour deux raisons contradictoires : l'une, parce qu'il affiche sa capacité à investir dans le superflu (le bobo "n'a pas besoin" de rouler à vélo puisqu'il a les moyens de s'acheter une voiture) ; l'autre, c'est que ceux qui s'estiment socialement lésés n'aspirent absolument pas à rouler en vélo, qui serait pour eux synonyme de stagnation sociale, voire de régression. D'où les discours pourfendant le commerce équitable et les produits bios dont je donnerai quelques exemples dans une note à venir.
2) Mais il y a plus préoccupant : c'est la logique commerciale qui forcément récupère la conscience environnementale au point de la contredire. Cela explique des phénomènes aussi contradictoires que des pommes bios importées du Chili, ou des avocats bios importés d'Afrique du Sud. Le bilan carbone explose à proportion que le bilan pesticide diminue. Le produit bio acquiert donc une nouvelle valeur, qui n'est plus environnementale mais sociale, et nous retombons dans les mécanismes de type Roll's (poulet bio élevé en Antarctique par des jeunes Inuits en stage d'étude) versus Ford (Poulet aux hormones alimentés par ses propres fientes).
Le problème, donc, se situe en ceci que les valeurs environnementales ne sont pas établies. Elles viennent toujours buter contre, puis se réinsérer, dans des systèmes de valeurs que les gens maîtrisent car elles sont nées en même temps que l'ère industrielle, dans laquelle nous nous trouvons encore.
3) Enfin, en accréditant l'idée que le "geste individuel" pouvait avoir un sens, créerait un cercle vertueux d'émulation civique, nous sommes pris au piège de notre logique. Parce que les politiques en place se défaussent sur des comportements éclairés pour justifier leur inaction. Et parce que de gros ou de petits malins comme Michel et Augustin ou les produits Smoothie profitent de ceux qui par vertu investissent dans des produits écologiques ou responsables, cela en jouant sur les registres et en brouillant l'échelle des valeurs.
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