Il y a sur le front de l'environnement une série de nouvelles qui laissent à penser que "l'année de la biodiversité" sera de fait la commémoration d'un monde enfui, en voie de disparition. Inutile de s'étendre sur le sujet. Comme me le faisait observer un collègue, "et que fais-tu des guerres et des massacres que les hommes continuent de s'infliger?" Qu'en fais-je, en effet?
Aussi voudrais-je évoquer une simple conversation, qui ne fut nullement extraordinaire, n'en déplaise à Drummond, mais toutefois intéressante.
Durant la grève de l'année dernière, j'avais remarqué une jeune fille toute maigre, plongée en permanence dans d'âpres débats avec une collègue que j'aime bien. J'avais cru à l'époque qu'il s'agissait d'une ATER ou d'une assistante ; elle attirait mon attention car elle était posée et se tenait droite, assez semblable à Muriel.
J'ai été surpris de la revoir hier distribuant des tracts pour un syndicat étudiant, en vue des élections du CROUS. J'ai donc fini par lui adresser la parole dans le hall oriental de Neverland, baigné de lumière, au moment où elle s'apprêtait à monter l'escalier.
"J'ai un doute à votre sujet. Etes-vous bien la même qui, l'année dernière, etc...?"
Oui, répondit-elle, elle était alors inscrite en CAPES de Lettres Modernes, qu'elle a obtenu contre toute attente, et se trouvait actuellement en report de stage afin de se consacrer à l'Agrégation.
Nous avons parlé de la grève et de la question de la mastérisation. J'ai rappelé ma position: l'Université n'a pas pour mission première de former des enseignants du secondaire. Pour elle, les masters devaient tout au moins former correctement les futurs enseignants. "Mon stage, l'année prochaine, impliquera un premier semestre en présence des élèves, en service complet. Ce n'est qu'au semestre suivant que je serai accompagnée et formée par l'IUFM. De plus, je ne serai pas affectée à un unique établissement, mais divisée entre plusieurs. Comment créer des liens avec une équipe?"
Elle maîtrisait le dossier alors que j'ignorais totalement les enjeux de la mastérisation des concours, et je persiste à ne pas beaucoup m'y intéresser.
Mais tandis que j'y réfléchissais, que je reconsidérais ses arguments, j'ai soudain saisi un fil de la conversation qui m'avait échappé sur le moment. Ce fil était vraiment ténu, il ne se constituait pas en une trame, mais en simples motifs disposés ça et là, comme sur un tissu dont on peut discerner qu'il a vécu, parce qu'il est effiloché, un peu taché.
Ce fil disait: j'ai vingt-deux ans, il est trop tôt pour que j'envisage de tomber enceinte, et j'ai perdu, l'année dernière, quatre kilos, que j'ai repris depuis.
Cette histoire de mastérisation est en effet l'arbre qui cache non la forêt mais la désolation : ruines de l'Université et désarroi des étudiants, qui se verront refuser le coût du compagnonnage (il s'agit de détruire ce qui reste de vocations en les préparant à l'abandon).
Par ailleurs, vous n'avez pas répondu à mon interrogation sur votre emploi réflexif de valoir dans une note précédente : je persiste en signe, se valoir de concepts est très étrange (pour ne pas dire plus).
Rédigé par : Bardamu | mercredi 24 mar 2010 à 17:38
D'accord, Bardamu, il s'agit d'un lusisme. Ca m'arrive souvent. Mais en ce moment je ne suis pas d'humeur à invoquer les mânes de Grévisse.
Rédigé par : anthropopotame | mercredi 24 mar 2010 à 17:41
Waou... J'ai rien compris aux 2 lignes précédentes, je saute donc sur l'occasion pour vous poser une question qui me taraude et que je n'oserais jamais poser dans la "vraie vie" mais que j'ose poser dans cette "vie virtuelle" (en fait mon interrogation se décline en plusieurs questions)!
Est ce que vous parlez dans la vie comme vous écrivez là? Est ce que vous vous êtes toujours exprimés comme ça (à part qd vous étiez enfants bien sûr)? Est ce qu'un jour, à force de passer des heures à décrypter des bouquins d'anthropologie et autres on peut parvenir à les comprendre sans relire 3 fois chaque phrase et même s'exprimer un peu comme eux?
(je dis ça parce qu'ayant grandi ds une famille modeste-ouvrière-immigrée et ds une cité, et ayant suivi des études scientifiques je suis un peu perdu face à ce nouveau langage et vocabulaire et j'ai peur que ça puisse constituer un obstacle pour mon "intégration" dans le milieu des sciences humaines...)
Rédigé par : Noémie | jeudi 25 mar 2010 à 11:11
Si tu parles des deux lignes de commentaire, "lusisme" veut dire "expression calquée sur le portugais" (valer-se de= s'aider de); les mânes = les esprits familiaux dans le monde romain ; Grévisse: auteur d'un ouvrage nommé "le Bon Usage" qui traite de questions de langue.
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 25 mar 2010 à 15:07
Personne ou presque ne parle exactement comme il écrit, Noémie. Pas plus dans la "vraie vie", que dans celle-ci, qui n'est pas entièrement fausse.
Pour progresser, il faut commencer par lire beaucoup, et écrire également, au moins autant.
Tout ça vient. Tout ça s'apprend.
Dites vous bien que le principal est de dire les choses - exactement. Trouver le mot juste avant de trouver le mot qui sonne bien.
Quand on a les idées claires, le plus souvent, les mots se frayent un chemin. Mais le paradoxe, c'est que pour avoir les idées claires, il faut déjà commencer par avoir les mots.
Donc, petit à petit, à force de lecture, vous accumulez les mots, dont vous devez connaître le sens ++précis++. Je parle de tous les mots en général, pas uniquement les termes scientifiques de votre discipline d'adoption.
Ensuite, la difficulté est de faire ressortir le mot juste du tas de mots que vous avez accumulés.
Ça, c'est ''tricky''.
J'ignore s'il existe une technique pour cela. Mais en tout cas, il existe un entrainement. Écrire.
Alors, persévérez.
Rédigé par : Fantômette | jeudi 25 mar 2010 à 19:02
Pour illustrer ce que vient de dire Fantômette, je vous donne un exemple: une étudiante avait écrit dans un devoir que les paysans brésiliens étaient "embrigadés". Je lui ai expliqué que dans le contexte, cela ne voulait rien dire, car à l'université les mots doivent garder tout leur sens. En l'occurrence, ces paysans n'étaient pas recrutés dans une "brigade", ils étaient corvéables, ce qui n'a pas du tout le même sens.
Donc, si on veut être compris dans le monde scientifique, il faut peser le sens des mots qu'on emploie, on ne peut pas dire que quelqu'un est traité "comme un moins que rien", car un "moins que rien" n'existe pas...
La lecture de Flaubert ou de Proust aide à peser les mots.
PS à l'attention de Fantômette, huhu il se trouve que je parle comme un livre, et que j'écris comme un baudet :)
Rédigé par : anthropopotame | jeudi 25 mar 2010 à 21:31
Merci! C'est rassurant. Je vais donc persévérer dans mes lectures et me résigner à lire bcp moins vite que je n'en ai l'habitude (pour l'instant!). Pour ce qui est de s'entrainer à écrire c'est moins évident...ou alors il va peut être falloir que je crée un blog ;)
Rédigé par : Noémie | vendredi 26 mar 2010 à 19:14
Noémie, lorsque Fantômette dit qu'il faut s'entraîner à écrire, il ne s'agit pas nécessairement de bloguer à satiété, mais de prendre des notes le plus souvent possible (pour les ouvrages difficiles, il faut arrêter la pensée pour ne pas la perdre ; la première fois que j'ai lu la Critique de la raison pure, je n'ai pas pris de note, c'est comme si je ne l'avais pas lue).
Mais bien sûr que ça vient peu à peu : lorsqu'on rira de vous parce que vous avez employé naturellement un imparfait du subjonctif (oui Proust, la Princesse de Clèves aussi), alors vous pourrez dire que vous êtes passée dans un autre monde.
Rédigé par : Bardamu | samedi 27 mar 2010 à 20:36