Dans le film Thirteen days, qui retrace la crise de Cuba, le Président Kennedy répond à la tentative russe d'installer des missiles en décrétant un blocus et en positionnant des sous-marins tout autour de l'île. Lorsque les amiraux l'appellent pour lui dire "Un cargo force le blocus, est-ce qu'on tire?" - et comme le chef d'Etat-Major prône une riposte immédiate et disproportionnée, le conseiller militaire du Président (joué par Kevin Costner) met les choses au point:
"Vous ne comprenez donc rien? Il ne s'agit ici nullement de cargos, de missiles et de sous-marins. Tout cela n'est que la toile de fond du dialogue que tiennent, en ce moment même, les présidents Khrouchtchev et Kennedy." (It's all about President Kennedy and President Khrouchtchev talking to each other.)
C'est à ce passage que je songeais hier durant la réunion de préparation à l'ANR (la troisième, celle où figuraient le plus de participants) lorsque je me suis pris le bec avec un historien. "S'il n'y a pas d'archives dans le Mercantour avant 1860, et qu'après il n'y a plus de loups, que viendrions faire dans un terrain "loup" situé dans le Mercantour?"
Prononcés du ton qu'ils furent prononcés, ces mots signifient "Dans les conditions que tu nous proposes, nous n'intégrerons pas cet ANR".
Je me suis alors énervé en rappelant ce que signifiait "établir les conditions d'un dialogue": nous sommes des représentants de disciplines diverses et nous négocions les modalités de participation des uns et des autres. Toute proposition doit être, non pas péremptoire, mais suspensive. La terminaison de chaque phrase doit équivaloir au geste que nous avons en société, et qui consiste à tenir la porte à celui qui vient après nous.
Si je dis pas exemple: "le projet tel que nous le configurons ne laisse pas de place à l'approche esthétique", je conclus par un "qu'en pensez-vous?" La décision est prise, chacun le sait, mais chacun sait aussi qu'à cet instant, on a le loisir de la contester - ce qu'en général personne ne fait.
Nous sommes douze autour de la table. Certains viennent de loin. Il fait gris dehors. Nous avons tous intérêt à ce qu'il sorte quelque chose de nos discussions. L'implication est totalement différente de celle qu'on peut avoir par mail, dont on tient à peine compte. Les absents ne pèsent d'aucun poids, sauf s'ils ont passé mandat.
Enfin, il faut en permanence rappeler ce fait: nous préparons un programme à présenter à l'ANR. Cette phase doit être dissociée du programme en lui-même que nous aurons toute liberté pour étoffer, ramifier, ou restreindre. Lors de la présentation, tout doit être clair, net, concis. Pas de place pour la logique floue et les questions rhétoriques. Si l'on m'oppose "Tu raisonnes à partir de terrains, or il faudrait raisonner à partir de questions", je rétorque: "Quelles sont ces questions?" Il me faut du concret, un agencement précis de l'exposé si je veux qu'il soit concis et complet.
Par ailleurs, voilà six mois que nous nous réunissons à des titres divers et nos seules avancées ne consistent pas en données, en savoirs, en conclusions: sur ce plan nous n'avons pas bougé d'un iota. En revanche, chacun a conscience des enjeux et des exigences des autres disciplines impliquées; nous savons quelles sont les conditions qui déterminent le choix des terrains.
Nous avons également appris à nous connaître. Les sociologues des sciences se sont retirés; les géographes sont rares. Nous sommes deux anthropologues, deux sociologues, trois historiens, trois éthologues, une archéozoologue, pour un géographe. Nous avons un doctorant et un post-doc. En fonction de ces données du réel, nous constituerons nos équipes, nos protocoles, nos missions.
A 16h50 furent servis le champagne et les petits fours.
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