Séminaire des Archives Husserl, hier, à l'ENS. L'invité était Dominique Lestel, venu poser les bases de ce qu'il appelle "la pensée velue".
Lestel est l'auteur de plusieurs ouvrages de philosophie, largement ouverts aux approches éthologiques, dont celui qui m'a le plus marqué est Les Origines animales de la culture, daté je crois de 2001. Lestel s'interroge sur ce qui fait que les études portant sur l'animal s'ingénient à construire des dispositifs de distanciation confinant à l'aporie - comment appréhender une subjectivité objectivée? - ou à nier jusqu'à l'évidence le fait que "les animaux" sont aussi des individus. Il inscrit ces dispositifs dans une "géopolitique de l'espèce" consistant à tracer et retracer inlassablement des frontières.
Depuis quelques années, sa réflexion se porte sur l'existence de "collectifs" ou communautés hybrides, d'humains et d'animaux, allant progressivement vers les artefacts doués de vie artificielle. La question fondamentale, dit-il, est "que devient l'humain sans animaux? Que deviendront ces générations qui grandissent aujourd'hui sans contact aucun avec des animaux hormis nous-mêmes?" Les sociétés urbanisées effacent les traces de leurs origines, et les enfants ont aujourd'hui davantage de contact avec des réalités virtuelles qu'avec le monde couvert de végétaux, de terre et de cailloux, de stridulations, de chants d'oiseaux et de grenouilles. Lestel parle des formes extrêmes de végétarisme (le véganisme appuyée sur une pensée du vivant excluant la souffrance et la prédation) comme de nouvelles formes de puritanisme, visant à atteindre, précisément, une forme de pureté de manière à avoir, dit Lestel, "le ventre propre". L'éthique véganienne en vient à exclure l'animal tout aussi sûrement que les destructeurs de forêts et pêcheurs hauturiers.
Afin d'envisager ce futur monde sans animaux, il propose d'en passer, d'abord, par une pensée qu'il qualifie de "velue": pour penser l'animal, il faut penser avec lui, de différentes manières, sous différents aspects. Le paradigme d'une telle pensée, selon lui, est celle du chasseur. Citant longuement Bertrand Hell, Lestel suggère que le chasseur pistant son gibier l'incorpore: il l'incorpore d'abord en ce qu'il se représente lui-même comme étant ce gibier, cherchant à penser ce qu'il pense, afin d'anticiper ses réactions; il l'incorpore ensuite lorsque la proie est abattue et que le chasseur - toujours selon l'ethnographie de Hell - arrache et digère quelque organe vital encore palpitant. Lestel appelle ce processus à la fois littéral et métaphorique une "métabolisation" de l'animal. Il étend ce phénomène à la pratique de l'éthologie de terrain, où la familiarité, l'observation permanente, amène à penser l'animal de manière intime, en se l'appropriant. Manière de fusionner le paradoxe lévi-straussien selon lequel l'animal n'est pas seulement bon à manger, mais aussi bon à penser.
Lestel a raison d'opposer cette dynamique d'observation et de "métabolisation" d'un individu ou d'un groupe d'individus précis, à la posture philosophique ou behaviouriste qui consiste à poser l'animal comme une entité abstraite ou un mécanisme biologique.
Il s'inspire, dit-il, de Paul Shepard, philosophe, père de "l'Ecologie Humaine", en particulier d'un article de 1974, dans North American Review, où Sheppard mentionne cette "pensée velue" qu'il reprend ici.
Il évoque également l'apparition, dans les milieux universitaires norvégiens (autrichiens, russes, estoniens?), d'une "biosémiotique", posant que pour évoluer dans un monde commun les êtres vivants disposent de capacité de lecture et de déchiffrement partiellement compatibles. En d'autres termes - c'est ce que j'en comprends après coup - les êtres vivants, et plus particulièrement les animaux, disposent non seulement de capacités d'intelligence mutuelle, mais aussi d'une intelligence commune. Une telle biosémiotique inclut-elle les systèmes de signes - principalement à base de couleurs - déployés parallèlement par les plantes et les insectes, où le rouge des premières signifie "maturité", et celui des seconds "toxicité"?
La discussion qui s'ensuit porte sur les prédécesseurs et émules de von Uexküll, en particulier Max Scheler et Portmann (Animals as social beings). Lestel évoque au passage la proposition de Wells selon lequel le cadre de pensée applicable aux mammifères et aux oiseaux, qui nous permettent de trouver un terrain commun, ne s'applique pas aux poulpes, pour lesquels il nous faut repenser entièrement nos cadres conceptuels afin d'en trouver de communs, pour eux et pour nous - un peu à la manière dont le philosophe et sinologue François Jullien s'efforce de penser selon les cadres de la pensée chinoise. Voilà pourquoi, dit Lestel, il faut commencer par une "pensée velue" avant d'espérer parvenir à une "pensée écaillée".
Voilà bien longtemps que je ne participe plus à des séminaires où je ne suis qu'auditeur. Il faut reconnaître qu'il y a là une forte stimulation intellectuelle, et je suis souvent partagé entre le désir d'entrer dans la discussion et celle de poursuivre tout seul mes annotations.
Ce que j'ai observé, au long des exposés de Dominique Lestel (que j'écoute régulièrement depuis trois ans environ), est qu'il est souvent tenté par la formule plutôt que par le concept. C'est ce qui le rend stimulant mais il tend parfois à vouloir impressionner avant de vouloir convaincre. D'autre part, le choix de termes polysémiques comme celui de "métabolisation" lui permet de se réfugier, à toute objection, tantôt dans le littéral tantôt dans le métaphorique. Il est vain de chercher à cerner davantage un contenu à ce terme - tel qu'incorporation, somatisation, mutualisation - puisque son objectif n'est pas de cerner un objet conceptuel, mais de le diffracter. Il est donc vain de demander à Lestel, sur ce point, de préciser sa pensée, puisqu'il admet lui-même qu'à ce stade il cherche simplement à ouvrir des pistes à la réflexion.
Mais, comme il souhaite garder la main dans toute discussion, il met en oeuvre des stratégies d'évitement qui 1) lui évitent de considérer sérieusement l'objection de son interlocuteur et 2) lui permettent de le désarçonner, afin que le malheureux questionneur ne sache plus lui-même la teneur de son objection. Ainsi, à une question, Lestel répond par un feu roulant d'autres questions apparentées ou non, arguant du fait qu'il veut "montrer toute la complexité" de la question posée. On ne saurait lui en vouloir, puisque son caractère stimulant et instigateur vient précisément de sa capacité à reformuler des questions jusqu'à l'absurde, parfois, montrant ou bien que les questions sont vaines ou bien proposant, de fait, une nouvelle manière de poser un problème.
Il s'exprime souvent à partir d'anecdotes scientifiques, et apprécie particulièrement celle qui concerne Hans Kummer devenu pasteur de babouins en Ethiopie. Il a cité également l'objection que l'on fit à Savage Rumbaugh qui vantait l'intelligence de ses bonobos - "d'accord, ils sont intelligents, mais il se trouve que c'est nous, et non eux, qui organisons des colloques à leur sujet". La phrase me fait rire, car on l'entend très souvent, mais l'objection vaut tout autant que si l'on disait, à propos des humains et des vaches, que "c'est nous, et non elles, qui mangeons du boeuf bourguignon". En effet, l'écriture de livres et la tenue de colloque scientifique ne traduit que l'étrange propension de certaines cultures humaines à développer de monstrueuses excroissances.
Si j'ai, finalement, un reproche à adresser aux philosophes lorsqu'ils s'emparent de la question de l'animal, c'est bien le fait qu'ils préfèrent le plus souvent penser in abstentia, posant des questions et y répondant en l'absence de l'objet, et sans jamais l'interroger en tant que tel, un peu comme un Hamlet déplorant la mort de Yorick en fixant sa main vide. Or Lestel met souvent en pratique ce qu'il dénonce, une propension à mobiliser, plutôt que des animaux réels et présents, des humains qui se trouvent être morts et philosophes, et cela passe très bien dans un séminaire de philosophie, où l'on estime parfaitement légitime de s'interroger sur ce qu'est "l'être chauve-souris" sans jamais observer la moindre chauve-souris. Mais sans doute est-ce le prix à payer pour trouver des choses stimulantes à dire, ce que le contact prolongé et quotidien avec des chats ne permet pas toujours, sinon en parlant "à côté".
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