ANTHROPOPOTAME

Un génie du mal

Voilà longtemps que j'observe la société française avec stupeur, me demandant comment nous en sommes arrivés là, à cette société fragmentée, non solidaire, scindée en autant de catégories qu'il y a de classes d'âge, de professions, de départements et de religions.

Or je me suis livré à une petite expérience qui a résolu la question. Cette expérience est reproductible, je suggère à mes lecteurs de s'y essayer.

Protocole d'expérimentation

1) Prenez un petit ange tout mignon et tout blond.

2) Appelez-le M. la jolie.

3) Laissez-la cinq heures durant s'efforcer de réserver, au meilleur prix, un trajet Paris-Marseille, d'abord en agence, puis au 0892 XXX, puis sur le site voyages-sncf.com.

Résultat de l'expérience : Dès la troisième heure, en lieu et place de l'ange adorable, vous obtenez un petit démon qui jure et vocifère.

L'expérience est concluante : la SNCF est tombée aux mains d'un Génie du mal (ou a été créée par un Génie du mal), acharné à détruire les humains vivant dans l'Hexagone. Le mal se répand dès lors qu'un citoyen doit voyager en train.

Les aires cérébrales dédiées au Bien, à la solidarité et à la compréhension d'autrui sont démolies progressivement par l'affichage de promotions aberrantes (20 euros pour un trajet effectué la veille ou en 2017), les sautes régulières d'écran, l'affichage d'informations non sollicitées ("Une fois dans le train, mangez cinq fruits et légumes").

Par exemple, prenez soin de taper, dans la zone "destination", le nom "MARSEILLE ST CHARLES". Après cinq minutes d'écran publicitaire ("Veuillez patienter, nous consultons la base de données de Vladivostok"), s'affiche l'alternative suivante :

Veuillez spécifier la gare de destination:

1) MAROILLES LES POISSES (32)

2) MORSAULT SUR YVETTE (47)

3) KUALA LUMPUR (99)

Tâchez ensuite de réserver au meilleur tarif : alors, cela marchait cinq minutes plus tôt, mais maintenant la promotion n'est valable qu'en première classe, au double du prix, et uniquement si vous passez par Genève. Désolé, hihi.

La question se pose ensuite du "voyager ensemble". Le problème est: la promotion réservée au Grand Voyageur que je suis ne s'applique que si j'opte pour un compartiment à bagages, côté toilettes. Le tarif loisir, lui, vaut si vous voyagez sous le bar, accroché aux boggies. Comment faire alors pour que des amants soient réunis ? Eh bien, qu'ils se séparent ! Voyez comme c'est machiavélique.

Bien. vous avez surmonté un certain nombre d'obstacles. Depuis deux heures déjà vous ne supportez plus que l'on vous parle. Vos yeux sont fixés sur l'écran qui vous enjoint de rerererererererecommencer. Vos doigts entraînés tapent et retapent les dates et la destination, et vous croyez déjà pouvoir indiquer le code secret de votre carte bleue (après affichage d'un écran pornographique).

Mais non, malheureux ! Car vous avez oublié que la ruse suprême du démon consiste, après moultes interruptions et tentatives, à vous suggérer d'indiquer votre destination finale, en TER. Admettons qu'il s'agisse de la paisible cité de Saint-Bart. Les concepteurs du site ont compris qu'il fallait démoraliser l'adversaire, afin qu'à la vingtième tentative il achète n'importe quel billet à n'importe quel prix.

C'est pourquoi les promotions sont pensées et planifiées pour ne s'appliquer que pour un bout de trajet. Si vous ignorez lequel et ne fractionnez pas votre achat, malheur à vous ! Le nom de votre destination finale, à n'en pas douter, sera "Légion".

Mais le lecteur, dubitatif, pourrait ne pas me croire (je songe à Mouton et son esprit cartésien, ainsi qu'au Piou, voire à Narayan). Voici donc le résultat de mon enquête, menée au péril de ma vie, voici le graphique qui la résume et atteste mes dires :

 

PS : Fantômette me signale deux rapports intéressants qui confortent mes données :

http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20040817

http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20040819

Foin de suicide !

Une collègue m'annonce son intention de se suicider dans la journée. Parfait, lui dis-je, je n'y vois pas d'objection. Mais elle ajoute qu'elle projette de se jeter sous un TGV.

Ah non !

Non, lui dis-je. Je dois prendre le train de 19h23. Elle finit ses cours à 17h, et compte donc profiter du passage du TGV de 17h20. Le calcul est vite fait : cela signifie que le train de 19h23 sera retardé et vraisemblablement bourré de monde. Pourquoi ne pas attendre tranquillement son retour à Paris, et se jeter sur la voie du tramway qui passe près de chez elle ?

Elle insiste, persiste, mes hymnes à la vie n'y font rien - que faire ? Sans doute, ami Mouton, serai-je en retard à notre rendez-vous de ce soir.

Ma vie secrète

Le nombre de mes lecteurs ayant rétréci à vue d'oeil, je puis à présent faire une confidence qui, je le sais, restera entre nous.

J'ai une vie secrète.

En apparence, je suis un brave enseignant-chercheur, qui fait des allers-retours à Neverland, participe mollement à la mobilisation générale contre la réforme de l'enseignement supérieur, dort à l'hôtel Foch, se plaint de ses conditions d'existence, etc.

Bon, je le concède, je suis aussi un enseignant-chercheur insatisfait, qui fait des allers-retours, etc.

Dans cette vie toute d'apparence, je dispense quelques cours, je sonde les collègues au sujet du port éventuel d'une barbe, et selon quelles modalités. Je le dis tout net: les secrétaires du département s'y sont formellement opposées, et même mes collègues barbus se sont montrés sceptiques (peut-être sont-ils jaloux). Plus grave : mes étudiantes de licence ne semblaient pas convaincues.

Mais je mène également une vie secrète. Cette vie, le lecteur attentif l'aura compris, tourne autour du risque réel ou supposé d'attentats contre le TGV Neverland-Paris. L'Institut de Veille stratégique a mis en place, sur tout le territoire, des cellules antiterroristes auxquelles j'ai l'heur de participer. Mon groupe de réflexion, le G.O.R.E.T. (Groupe d'Observation du Risque Terroriste), réunit des spécialistes de différentes disciplines chargés d'évaluer, prévenir ou atténuer la menace terroriste pesant sur le TGV.

Ma thèse est connue : le TGV est protégé avant tout par ses tarifs. Les rames se vident de voyageurs désargentés, et frapper un corbillard n'intéresse personne. Selon moi, le risque principal pesait sur les infrastructures, et on l'a vu, cela n'a pas manqué de se produire.

Mais la cellule Veille et Anticipation d'Urgence (V.E.A.U.) nous a demandé de revoir notre copie. Un faisceau d'indices nous invite à penser qu'une menace se précise. Deux options sont retenues.

1) Le groupe terroriste, affaibli par la crise des subprimes, n'a pas les moyens de se payer un billet. C'est alors la vigilance des passagers qui fera la différence. Le terroriste, équipé d'un sac à dos, cherchera probablement la rame la plus pleine. Les passagers indisciplinés sont protégés par leur indiscipline: pas moyen de glisser le sac contenant la bombe dans la rame elle-même, qui déborde de manteaux, chapeaux, bouquets de fleurs, chats, chiens, béquilles - le terroriste présumé dépose donc son sac rempli de clous et de boulons dans le couloir intersticiel, où l'explosion ne meurtrira que ceux qui patientent devant la porte des toilettes.

Admettons cependant que la rame ne soit pas bondée. Comment repérer le candidat au suicide? Facile : 1) il ne porte pas de barbe pour passer inaperçu. 2) c'est le seul passager qui ne soit pas vissé à son téléphone portable - de crainte de déclencher prématurément l'explosion.

Parade : brouiller les émissions de téléphone portable. Si la manoeuvre échoue, au moins les passagers auront-ils vécu leurs derniers instants dans la tranquillité.

2) Le groupe terroriste a reconstitué sa trésorerie. La menace est assez précise: on sait à présent que nombre d'individus suspects on participé à des stages visant à maîtriser l'utilisation du site voyage-sncf.com, et sont donc susceptibles d'acheter des billets électroniques. On suppose que les sommes réunies (par braquages, cotisations, trafic d'opium) pourraient permettre à quatre ou cinq fanatiques d'acheter un billet en tarif "loisir" (en seconde classe). Ces individus maîtrisent la technologie nécessaire à afficher les horaires et réserver un billet en contournant les écrans parasites ("Un problème technique est survenu, réessayez demain"... ou bien "Le prix du billet sera prélevé mais un problème technique interdit son émission"). Ils se sont forgé une mentalité de fer qui leur permet d'aider au transport de poussettes sans se détourner de leur mission. Ils sont dangereux et subtils, formés à la lutte et au body-contact dans l'attaque de laboratoires pharmaceutiques ; ils sont des fanatiques de la cause animale. Seul un petit chat ou un mignon chien-chien occupant la place 73 (pourtant réservée) pourrait les inciter à déposer leur bombe dans un autre compartiment.

Parade : La SNCF doit encore augmenter ses tarifs. Viendra un moment ou plus personne ne pourra voyager sur ses lignes, et la menace terroriste, telle un nuage, finira par s'éloigner.

Voir Rennes et revenir

Retour de Rennes, où étaient organisées les deuxièmes journées de notre programme amazonien.

On y présentait la troisième année de travaux et terrains. Xavier nous a parlé longuement de la soeur Dorothy, celle qui fut assassinée en 2005 pour 50 000 réaux. Elle proposait à des migrants de participer à une expérience de colonisation durable, où la propriété de la terre serait collective. Il semble que les gens n'adhéraient pas à son projet. Elle considérait les fazendeiros comme le diable, et cveux-ci ont fini par avoir sa peau. Elle morte, la terreur s'est installée, plus personne ne paraissait comprendre l'idéal qu'elle défendait, à mesure que la projet s'implantait ses idéaux semblaient décalés. Même les expériences les plus vertes finissent par aboutir à ceci:

 

Cette photo est tirée d'un autre terrain, mais la philosophie du développement en Amazonie est bien la même partout. La conclusion générale était qu'à cinquante ans d'ici le front de colonisation aurait entièrement occupé la rive sud de l'Amazone.

Voici la salle à l'heure de la pause déjeuner. Elle est vide, si l'on excepte une irréductible travailleuse :

Ces journées sont de bonnes occasions de socialiser. L'équipe qui s'est constituée au fil des années est enthousiasmante. On compte parmi nous très peu de cas pathologiques (érotomanie, susceptibilité d'écorché, suffisance, etc.). Le mardi soir, tandis que nous renforcions notre lien d'appartenance au groupe, je me suis fait la réflexion qu'il était étrange, presque incroyable, que des gens ayant auparavant parcouru les quatre coins du Brésil se retrouvent tous ensemble dans une crêperie bretonne.

Le lendemain, justement au sujet de l'assassinat de Dorothy Slang, un débat s'est élevé pour savoir si les anthropologues usaient davantage l'hémisphère droit de leur cerveau que les géographes. Nous n'avons pas tranché. 

Les aléas du voyage furent peu nombreux: un suicide sur la voie à l'aller (deux heures de retard, une bonne occasion de déterminer qui, de François Michel ou moi, portait la poisse), et deux nuits en auberge de jeunesse qui semblait conçue sur le modèle du théâtre d'Epidaure (on entend depuis les chambres le craquement d'une allumette à l'étage en dessous). Pour le reste, la gare de Rennes me rappelle d'horribles souvenirs, dernier Noël avec mon ex où je sentais que j'allais finir mes jours à la SPA.

Et mes chers lecteurs ayant vivement réagi aux funérailles de mon grille-pain, je me dois de leur dire que l'annonce de sa mort était exagérée.

Qui en veut à la SNCF ?

Pour une fois, l'actualité semble me donner raison : les attentats contre la SNCF se multiplient -groupes autonomes privilégiant le vélo ou la voiture - mais, comme je le vaticinais, ce sont des attentats menés depuis l'extérieur (caténaires, voies), les saboteurs n'ayant qu'un très faible budget et ne pouvant donc se payer un billet TGV, même avec la carte 12/25.

Ma note concernant les prix faramineux du TGV et pointant une augmentation de 62% du prix réel en six ans(grâce à l'extension des heures de pointe du lever du soleil jusqu'au matin suivant) ayant été fort consultée, je me sens responsable de la situation.

Il est donc de mon devoir de m'adresser solennellement aux saboteurs, ayant foi en l'autorité que me confèrent mes cheveux poivre et sel, et leur délivre ce vibrant appel à l'universalité de la Raison :

"Mes amis, mes compatriotes, mes chers concitoyens, respectez les trains ! Nous autres voyageurs souffrons déjà beaucoup avec tous ces suicidés qui nous bloquent parfois deux heures sur des quais non-chauffés.

Si vous ne respectez pas les trains, respectez au moins les TGV ! Sachez en effet que les chasseurs sabotent fort bien ces lignes à grande vitesse, en tirant les tourterelles et autres oiseaux protégés posés sur les fils, ou en forçant les sangliers à se réfugier sur les voies !

Si vous ne respectez pas les TGV, du moins épargnez ceux qui font la ligne Paris-Bordeaux ! Nous autres voyageurs souffrons déjà beaucoup de ces jeunes supporters de rugby quittant pour la première fois Toulouse ou Castelnaudary !

Et si vous ne respectez pas la ligne Paris-Bordeaux, s'il vous plaît évitez au moins de déposer un fer à béton sur les caténaires (selon le mode d'emploi fourni par tous les journaux, incluant les horaires du passage de la voiture de service) depuis le dimanche soir jusqu'au mercredi matin !"

Pourquoi il n'y a pas eu d'attentats dans le TGV

Comme je prends le TGV quatre à six fois par semaine, je me demande souvent pourquoi il n'a pas été l'objet d'attentats, en particulier lorsque Al Qaeda était engagée dans son European Capitals' Tour.

Quand on y pense, la seule tentative, il y a quelques années, fut une tentative extérieure : dépôt d'une bonbonne de gaz le long de la voie ferrée. Et pourtant, le TGV tend les bras aux terroristes professionnels et amateurs : pas de contrôle à l'entrée, un brouhaha incessant de i-pods et de conversation téléphonique - la moitié des passagers est plongée dans son monde et l'autre moitié est furieuse à cause du boucan, et jette des regards noirs aux hauts-parleurs et hauts-parlants.

J'ai fini par comprendre, aujourd'hui, la raison d'un tel dédain pour le TGV. Quand on pense à ce que coûte une cellule en veille, et ce que coûte de la réanimer, et l'achat des produits nécessaires à confectionner une bombe (bonbonne de gaz, clous, téléphone cellulaire, bâtons de plastic, etc...), plus l'indemnisation des veuves de kamikazes, on comprend qu'une organisation terroriste rechigne à payer au prix fort un billet de TGV, surtout s'il s'agit d'aller nulle part. Le TGV est donc protégé par ses prix exorbitants, grâce lui soit rendue, nous sommes lessivés en fin de mois, mais vivants !

NB : évolution des tarifs SNCF sur un même trajet depuis 2002 :

janvier 2002 :           16.60 euros

septembre 2003 :     17.60 euros

février 2006 :         18.80

septembre 2008 :     20.30 ... Mais l'astuce, ici, consiste à faire passer tous les trains que je suis susceptible de prendre (de 07h à 09h30 et de 17h à 20h) en période de pointe, soit 26.90 euros. Le tarif normal a donc augmenté de 22%, mais de fait, le billet (c'est-à-dire le coût réel du trajet pour ceux qui travaillent) a grimpé de 62% en six ans... Il suffit de songer à ceci : quel serait le tarif réel du métro si la RATP augmentait ses tarifs aux heures de pointe ?