Avant de s'offusquer du titre que j'ai choisi pour cette note - et j'espère qu'ils en seront offusqués -, mes lecteurs devraient se demander ce qui devrait le plus choquer: des mots (abats-jours en peau de juif) ou une réalité.
On a pu voir ici quelques vidéos relatives à l'élevage et abattage des animaux à fourrure en Chine. Ailleurs, des informations concernant la manière dont sont tués et dépouillés les félins capturés de manière illégale.
Cette note survient après une ballade de Noël dont je suis rentré nauséeux. Les fourrures sont partout: sur chaque col, chaque devanture. Voyant des enfants traverser accompagnés de leurs instituteurs, je les vois afficher qui un col rose, qui le col "nature", lambeau de peau de chien agrafé au nylon. Chez Gap, ces mêmes cols, produits à millions. Dans les boutiques chics de la rue de Charonne, des manteaux en peau de chat.
Comment en est-on arrivé là? Où est le souvenir du sang versé sur les mannequins défilant en fourrure? Comment la "décomplexion" s'est-elle imposée? Est-ce parce que ces fourrures sont présentées par fragments? Sont-elles moins choquantes pour cela? Est-ce parce qu'elles sont partout? Cela permet-il une forme de mithridatisation face à ce commerce de souffrance et de cruauté?
Bien sûr, on peut poser que l'abondance d'abats-jours en peau de juif, exposés chez Habitat, chez IKEA, chez Luminaires de France, finirait par nous habituer et qui sait, par en acheter, par en offrir?
Les capacités de production de la Chine, sa législation inexistante dans le domaine de la souffrance infligée aux animaux, a-t-elle cette vertu d'affoler à ce point les importateurs, et d'assoupir les consommateurs gavés de dinde et de farce aux marrons?
Elever et zigouiller par millions des chiens, des visons, des chats, des ours et que sais-je, comme on produit par million des petites voitures et de petits robots de plastique, cela doit en effet mener à une forme de résignation : "Ben oui mais que voulez-vous acheter d'autre, ils sont partout!" Question en effet qui devait se poser quand il s'agissait d'écouler les savons, abats-jours, brosses et tapis à base de sous-produits de déportés. Bien sûr tout Allemand se sentait en devoir, à l'époque, d'absorber cette production, au nom de la solidarité nationale. On imagine alors le devoir d'information retouché par les systèmes de propagande appropriés : "les consommateurs réclament ces produits"; "demandez l'authentique abat-jour Rhin et Danube", "connaissez-vous le modèle Warsow?"; "ne laissez pas mourir l'industrie allemande de la décoration intérieure", "soutenez l'effort de nos gardiens de camps". Mais non. Le mieux sans doute est de ne rien dire, et de laisser les gens acheter.
De quelle forme de cécité sommes-nous atteints, quel ahurissement nous pousse à ne rien voir? Un système de production qui absorbe l'énergie mondiale, qui envahit les marchés, qui implique la souffrance chez les humains qui produisent et chez les animaux entassés, tués à coup de barre de fer, dépecés vifs, et le consommateur européen qui achète achète achète, indifférent à la mort de nos entreprises, au chômage qui se répand, à la misère que ce chômage étale sous nos yeux. Ceux à qui reste un travail se fichent du reste comme d'une fatalité. Demain, nos livres seront imprimés en Chine, on y produira nos journaux et nos fromages aussi.
Même des figurines "collector", personnages de BD ou autres personnages plus ou moins stylisés, devenus pompe à fric grâce à la présence d'un marché captif - esthètes, designers et stylistes - ces figures-là, vendues au prix d'une oeuvre d'art, sont fabriquées en Chine. Pourquoi? Que des producteurs soucieux de vendre à bas prix sans toucher à leurs marges s'en aillent fabriquer en Chine, indifférents à la chute progressive de notre marché du travail, pourquoi pas. Mais aller produire là-bas des objets bénéficiant de solides plus-values grâce à l'aveuglement des collectionneurs - un Homer Simpson de 5 cm vendu 22 euros, fabriqué par la même adolescente qui produit la figure d'Astérix à 3 euros - pourquoi? Selon quelle logique? La logique de l'inondation? Quels meubles allons-nous sauver?
Adopterons-nous des postures vertueuses, une vertu limitée aux frontières, cependant que le reste nous indiffère, nous autres, prêts à tout consommer? Forêts détruites, travail forcé, océans pompés, fauves exterminés, animaux entassés, vapeurs méphitiques, rejets sulfurés?
Sommes-nous là, béats, attendant de savoir comment dépenser notre argent, attendant que les ateliers chinois pourvoient nos rayons? Où est passée notre langue? Les commerçants, que font-ils? Tranquilles passeurs dormant aux avirons, allant venant sur le Styx, perdant d'une rive à l'autre la mémoire des origines, ne sachant rien du col, du manteau, du bois ou du plastique dont on fabrique les objets, et qu'il s'apprête à nous vendre.
"Nous ne savons rien, nous vendons ce que les consommateurs nous demandent." Et le consommateur: "Si c'est en vente libre, c'est que ça doit être légal." Ou mieux encore: "S'il fallait regarder l'étiquette de chaque produit, on n'en finirait pas."
Un vaste marché de l'horreur est ouvert à quiconque aurait l'esprit d'entreprise. Plus aucun massacre, aucune épidémie, aucune forme de dévastation ou de torture n'aurait cours sans quelque forme de profit. Pourquoi laisser ainsi des cadavres empilés en zone de guerre, quand des petites mains sont prêtes à les transformer en objets de consommation, quand de braves acheteurs sont prêts à fermer les yeux et à payer sans poser de questions?
Que fait Conforama, ou Gap, ou Maisons du Monde? Que font les milliers de boutiques d'aménagement intérieur refourguant le bois indonésien? Comment laisse-t-on ainsi à l'air libre des gens crevés de faim, de chaleur ou de froid, quand un vaste public, avide de tendances et de modèles ethniques, tend les bras à leurs sous-produits? TOUT DOIT DISPARAITRE, RIEN NE DOIT CHOQUER: Boutons d'émail ou d'os, peignes d'omoplates, abats-jours et sous-verres, scalps, mains desséchées en guise de cendriers, sets de tables, imperméables souples en femme lapidée, escarpins en pure vierge morte du choléra.
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