Ma mystérieuse lectrice Cécile me demande d'en dire plus sur le livre Ethique animale de Jeangène Vilmer. Je pourrais dire que je lis en même temps La Guerre Mondiale et Le Mal Propre de Michel Serres, dont je citerai des extraits.
Jeangène Vilmer enseigne l'éthique animale au Canada, une discipline qui n'existe pas en France, pays de l'Humanisme, où il semble donc absurde "d'élever" l'animal au rang d'interrogation morale, politique ou juridique. Les temps changent puisque son ouvrage est publié aux PUF et pas à l'Harmattan.
Il est donc en train de se créer un effet d'écho, et le livre de Patterson, Eternal Treblinka, est discuté de manière relativement approfondie, sans trop de grincements de dents. Coetzee a obtenu le prix Nobel de littérature il y a quelques années, pas à cause d'Elizabeth Costello, bien sûr, mais il se trouve que Coetzee n'a jamais dissimulé ses idées, comme en témoigne sa réponse à un journaliste qui l'interrogeait (Le monde des livres 29 sept 2006) sur son humanité : Est-ce qu'écrire est un acte d'espoir, malgré tout ? Une façon de partager quelque chose de votre humanité ?
-> "Je ne sache pas que le fait d'être un humain constitue une distinction dont il faille être fier, quand on voit l'arrogance avec laquelle nous traitons les autres créatures avec lesquelles nous partageons la terre. Par conséquent, non, je n'essaie pas de partager ou de diffuser mon humanité."
Dans mon cas, il se trouve que je partage leurs idées, et ce que dit Jeangène Vilmer pour moi relève de l'évidence - cela me rend sa lecture pénible, car ce qu'il décrit est abominable. Mais quand je lis les descriptions de l'abattage des animaux à fourrure, quand je vois les vidéos divulguées par le PETA ou autres, j'ai envie de me cogner la tête contre les murs. Enfoncer une tige métallique chauffée à blanc dans l'anus d'un tigre ou d'une panthère des neiges jusqu'aux poumons, pour ne pas abîmer la fourrure, cela pose-t-il question ou non ? Celui qui fait cela, comment peut-il le faire ? Est-il possible d'accomplir cela sans haine ? La haine est-elle sublimée par l'argent qui en dérivera ? Peut-on faire fi de la souffrance indicible, innommable, que nous infligeons, directement ou indirectement, en massacrant, brûlant, ou polluant, au point qu'aucune créature vivante n'est à l'abri des conséquences de notre expansion, de notre rage de consommer et de nous approprier la planète ? Michel Serres dit que souiller est l'acte d'appropriation par excellence : mes draps sales sont marqués, ils sont ma propriété, au point qu'il se demande si les "biens propres" ne seraient pas les "biens sales", ou salis. Nappes de pétroles dérivant, gobelets en plastiques jetés par milliers du pont des bateaux, la Méditerranée tapissée jusqu'aux abysses par nos ordures, cela pose-t-il question ou non ? Parvenons-nous à un stade où il conviendrait de réfléchir ?
Il va de soi que la pensée politique n'est pas exempte de réflexions à ce sujet. Mais la politique est un jeu d'influence : il faut maintenir une pression constante pour que des décisions d'intérêt général s'imposent aux intérêts particuliers. A un moment donné, l'intérêt général va contre les intérêts particuliers, du moins à court terme. D'où le discours alarmiste qui est nécessaire pour qu'à aucun moment on ne perde de vue l'urgence de la situation. L'éthanol par exemple est une catastrophe, les biocarburants en général sont préjudiciable et à l'environnement et au marché des aliments. Ils constituent une réponse technologique issue d'une dissociation entre réchauffement climatique et crise de la biosphère. Cette dissociation a été obtenue par des lobbies qui vendent ces technologies, soutenus par leurs pays respectifs, Brésil, Etats-Unis, Indonésie.
Il convient donc de décrypter et analyser chacune de ces décisions prises au plus haut niveau mais ne sont pas le fruit de débats angéliques. La société civile a acquis un poids dont on ne pouvait que rêver il y a vingt ans encore. Mais cette société civile est noyautée par une gauche ouvriériste à oeillères, qui parlent de lutte des classes quand nous sommes au bord d'un cataclysme. Ils croient que les effets du réchauffement, de l'acidification des océans, se feront sentir dans cent mille ans. Non: dans vingt ans ce monde que nous connaissons ne sera plus le même, les terres émergées n'auront pas le même profil.
Donc les ouvrages d'un Michel Serres, Jeangène Vilmer, Hans Jonas, Schaeffer, s'adresseraient plutôt à ces gens qui ignorent ou feignent d'ignorer ou veulent ignorer à quoi nous mène notre fiction hominisante, à quoi nous mène ce discours ancré en nous et que formule Buffon en 1749 :
« Tout marque dans l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit et élevé, son attitude est celle du commandement, sa tête regarde le ciel et présente une face auguste sur laquelle est imprimé le caractère de sa dignité. (…) Il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées, il ne la voit que de loin (…). » (cit in Picq & Coppens, 2002, vol.2 : 82)
La majeure partie des humains en sont toujours là. 95% d'entre eux croient cela, et certains crèvent de faim et croient cela. "Nous ne voyons la terre que de loin" : Buffon voit juste, et c'est bien notre problème.
Finalement les traitements par lesquels on obtient la fourrure ne sont pas si horribles, et le monde de la mode a raison de prôner la décomplexion : l'élégance vaut bien quelque souffrance !
Extrait de l'ouvrage de Jeangène Vilmer (2008, Ethique animale, PUF, 246-247) concernant les méthodes d'abattage des animaux à fourrure :
"L'électrocution anale consiste à introduire une électrode dans le rectum et une autre dans la gueule, mais le voltage n'est pas toujours assez fort pour tuer rapidement. On utilise également la chambre à gaz, mais certains animaux sont plus résistants que d'autres, ils sont simplement étourdis et se réveillent quand on leur arrache la peau. Pour les visons, il existe une tenaille spéciale qui brise les vertèbres cervicales. On signale aussi des injections de sulfate de nicotine ou de strychnine. Ces produits étant coûteux, on les utilise souvent à doses minimales (l'agonie est plus longue), et certains ont parfois recours à des empoisonnements à l'aide de substances plus accessibles, comme les désherbants. Comme il est plus facile d'arracher la peau de l'animal quand il est chaud, il est même avantageux qu'il soit encore vivant au moment de l'opération. Un produit, interdit en Finlande mais utilisé en Russie, est alors apprécié : le dithyllinium, un poison paralysant qui ne tue pas et qui permet de dépecer l'animal vivant. Mercier complète cette liste macabre : "Les félins tachetés ou rayés, devenus rares, donc très chers, sont tués en leur transperçant le corps, de l'anus au poumon, d'une tige de fer chauffée à blanc. Ainsi leur peau n'est pas abîmée et la seule preuve de leur martyre se voit aux quelques poils roussis autour de l'anus"..."
Assez pour aujourd'hui.
Le lecteur se fait rare. Rares sont les clics qui aujour'hui l'amènent vers mes sombres rivages. Anthropopotame outrancier ? Attaquant les pirogues et les perçant de ses immenses canines ?
Je vais devoir adopter un profil bas, être davantage consensuel, ne pas m'en prendre aux pauvres par exemple, ce qui est mal perçu.
Je manque de lecteurs, je le déplore. Je ne manque pas de lecture, je m'en réjouis. Votre serviteur pille les richesses d'Amazon et voici :
Pour la question du fondement du droit et la position de l'ethnologue, Le Regard éloigné. Sur l'origine des divinités, Boyer.
Pour la question de la formation du langage, de ses contraintes et de son champ d'application, Dessalles, et pour celle d'un langage sans pensée, Laplane.
Toujours sur les rapports homme-animal et les possibilités d'études transversales, Picq, Moss, Poole et un ouvrage collectif sur les jeux animaux.
Sur la mise en perspective interdisciplinaire Morin.
Et sur la belle catastrophe qui se profile à l'horizon, Hans Jonas, bien sûr.
Bon, bin s'il n'y a pas d'objection, je m'y remets.
Certains se réfugient dans Harry Potter. Mon Poudlard à moi est le Mésozoïque. Je me suis plongé dans le livre de Chatterjee sur l'origine et l'essor des oiseaux. Chatterjee est le découvreur de Protoavis texensis (ci-contre), un fossile datant de 225 millions d'années, donc du milieu du Trias, qui repousserait d'autant l'origine des oiseaux, archaeopteryx devenant dès lors un simple dérivé ayant mal tourné. La thèse est contestée, mais tout au moins l'auteur présente-t-il le point sur le sujet, en 1997 - je ne crois qu'il y ait eu beaucoup de révolutions depuis. Les commencements du vol entre l'essor progressif à partir du sol ou les débuts en vol plané, depuis les branches. La thèse défendue est que les dromaeosaures (dont font partie les fameux Velociraptor et Deinonychus) étaient pour certaines espèces arboricoles, ce qui expliquerait la rigidité de leur queue (voir blog Tetrapod Zoology, lien ci-contre, et plus particulièrement ici et ici). Les oiseaux - la classe Aves - n'existeraient pas en tant que classe autonome : ils seraient de fait des dinosaures, encore aujourd'hui, en ce sens qu'ils forment une radiation évolutive à partir d'un groupe particulièrement heureux en termes d'adaptation. Comme leurs cousins, les oiseaux ont failli disparaître à la fin du crétacé. Seules quelques espèces de faible taille ont survécu, ouvrant la voie à une nouvelle radiation, celle des Néornithes, ou oiseaux contemporains.
Essor des oiseaux : à présent que les soirées tango sur les quais s'acheminent vers la fin, comme à l'époque des migrations les danseuses se regroupent, et viennent évoluer en rangs serrés dans le petit amphithéâtre situé en bas de Jussieu.
La soirée d'hier, commencée grommelante, s'est achevée en pure poésie. Maud, Karine, et finalement Alicia que je n'avais pas revue depuis quatre ans. A minuit, quand on débranche la sono, les derniers danseurs circulent un peu, comme hébétés. Personne ne veut s'en aller. Retrouvant Francesca assise sur une travée, je lui ai proposé que l'on rentre ensemble et nous sommes finalement allés boire un verre au Café de l'Industrie, seul endroit de Paris où la bière est bien fraîche. Contés nos mésaventures, nos avancées et desavenças.
Je voudrais dire un mot de Maud : voilà une femme au visage si changeant que je ne sais jamais si c'est bien elle que je retrouve. Elle ponctue sa danse de "pardon, pardon" prononcés d'une voix mélodieuse. Quand la scène est remplie de danseurs, des corps volent dans tous les sens, il faut veiller à chaque point cardinal, entre ceux qui veulent répéter leurs enchaînements du jour, les patauds, les immobiles, et les jeunes qui bondissent pour s'amuser sur la piste. On enserre la cavalière dans un cocon formé par nos bras ; de la main, on écarte les projectiles, les météores diverses qui surgissent à chaque variation. La piste apparaît alors comme un monde mouvant où il faut guider cette femme qui s'abandonne jusqu'à l'espace fugitif ouvert entre deux couples. Yeux fermés, elle ne voit pas où nous allons, ni ces gens qui se pressent autour de nous ; et à aucun moment son sommeil et son rêve ne doivent s'interrompre, il faut les protéger jusqu'au bout.
Intéressante causerie que celle d’Elisabeth de Fontenay. « Sans offenser le genre humain » : cela va très loin. Il ne s’agit pas d’une prise de position sur l’attitude générale de l’humanité, il s’agit de diluer un peu plus d’eau dans un peu moins de vin : « Cette approche philosophique (…) atteste un refus constant de dissocier le parti des bêtes et celui de l’exception humaine », dit l'éditeur. Ma foi, si j’allais passer à l’abattoir, où me noyer en me prenant à un filet dérivant, où finir carbonisé dans une ex-forêt de Bornéo, je ne compterais pas sur la diligence d'une telle alliée.
Elle me fait songer à ce qu’écrivait Cioran : « Les philosophes écrivent pour les professeurs de philosophie ». J’ajouterai : « et ceux-ci, pour leurs élèves de classe prépa ».
Je me demande quelle mouche a piqué, ou n’a pas piqué, nos philosophes, pour qu’ils défendent ainsi, bec et ongle, la « courtoisie », la « délicatesse », contre les positions de Singer ou de Patterson. Ferry disait de même que l’humanité avait pour devoir d’être « civile » envers le reste du vivant, Prochiantz disait, lui, qu'il fallait être "courtois" envers les animaux, et Fontenay parle du "manque d'égards" (envers les humains) de ses collègues anglo-saxons.
"Courtois", "civils", "polis": le sommes-nous vraiment ? Brûler l'Amazonie, oui, mais avec des égards ? Cela change-t-il quelque chose pour un requin qu'on lui découpe poliment ses ailerons avant de le rejeter courtoisement à l'eau ? Je me tuais à expliquer aux Indiens Pataxo que pour ce qui était de la nature, elle ne se souciait pas qu'on la détruise avec ou sans respect, le problème ne résidant pas dans l'irrespect, mais dans la destruction.
Fontenay, reprenant une argumentation de Singer que j'ai faite mienne (on ne saurait en effet l'écarter si l'on veut comparer le fondement subjectif du droit à son champ d'application), parle de l'indécence, lorsque l’on parle de « droit », qu’il y aurait à comparer les chimpanzés à des handicapés mentaux lorsqu’il s’agit de se demander si l’on devrait exclure ces derniers du droit – cela serait une pente glissante, oui Madame : « Un tel procédé n’est pas efficace pour la simple raison que son impudeur et son impudence le rendent fondamentalement inconvenant vis-à-vis de ces humains fragiles ». « Raison » et « fondamentalement » face à « impudeur » et « inconvenant » : voilà qui s'appelle une argumentation. Voilà qui inscrit décidément les philosophes français dans la chaleur des débats contemporains.
Que reproche-t-elle à Singer et Cavalieri ? Faire fi de la décence, « offenser » les plus faibles d’entre nous, mais elle reproche aussi à Singer son « manque d’égards » (p.99) « son indifférence à la philosophie ancienne » (n.p.96), et à Paola Cavalieri son « insouciance (…) quant à la complexe provenance grecque de ce concept d’oikeiôsis (apparentement ou appropriation) dont Aristote se servait pour dénier la communauté des vivants, Théophraste pour l’affirmer, et les stoïciens pour désigner la convenance à soi-même de l’animal ! » (n.p.99). Voilà en effet qui discrédite tout effort de fonder une pensée sur autre chose qu'Aristote - par exemple, sur Darwin. De même que certains réfutent d'autre parole que celle de la Bible.
Mais quoi qu’en dise Aristote, et toute la philosophie, le débat sur le droit à la nature de persister et n’être pas anéantie n’a pas lieu dans un salon de thé. Fontenay ironise sur le manque de culture de ces « philosophes » et elle-même ne lit généralement leurs ouvrages, et ceux des éthologues en général, qu’à travers des digests, Godelier pour les travaux sur les chimpanzés, Goffi dans « le Philosophe et ses animaux » (1994), et la pensée d’Elisabeth de Fontenay se perpétue ainsi, de livre en livre, de contributions en contributions, mais il n’y a pas de fourmis dans ses pique-niques, il n’y a pas de brumes dans ses forêts.
La philosophe qui voulait briser "le silence des bêtes" se sent à présent « menacée » (44, 49, 98, 103) par l’indécence, le « manque de civilité », et proclame haut et fort qu’il existe, oui, une exception humaine, car Aristote l’a proclamé : « cette thèse me paraît (…) irréfutable par sa forte articulation du langage et de la politique » (p.54). Cela me fait beaucoup rire quand je lis ce genre d’affirmation, elle me rappelle une position récente de BHL, sur un tout autre sujet, selon qui « Sartre avait interdit l’usage de la métaphore zoologique dans le cadre du débat politique » (je cite de mémoire). Les philosophes réagissent-ils à la manière d’Ayatollahs : les plus sages d’entre eux lancent des fatwah à travers les millénaires ou les décennies, et leurs contemporains les rattrapent au vol, selon leur convenance ?
La position d’Elisabeth de Fontenay est tranchée : elle est bien élevée. Pas d’écarts de langage, juste un nuage de lait, un petit doigt levé : « Je n’ai pas craint, pour ma part, d’envisager qu’il puisse y avoir comme une proximité entre certains humains déficients et certains animaux supérieurs, mais je savais que l’exercice était scabreux »(p.100). Restons dans le bon ton. Ramenons tout à cela, à notre pauvre espèce menacée, notre pauvre humanité qui manquera bientôt d’espace vital une fois qu’elle aura tout mangé.
Fontenay s’interroge gravement : « Est-ce parce qu’on a réussi à s’entretenir avec les singes qu’il devient légitime de leur octroyer les droits de l’homme ? » (p.100), caricaturant toujours quand il le faut la position adverse (si tant est qu’elle-même en ait une) : on pourrait inverser la proposition de différentes manières : est-ce parce qu’on a réussi à s’entretenir avec les singes qu’il devient légitime de leur inoculer nos virus ? est-ce que d’avoir réussi à s’entretenir avec les singes n’impose pas, non de leur appliquer les droits de l’homme, mais de repenser les fondements du droit ? Si, comme elle l’affirme à longueur de pages, et que je ne conteste pas, le droit dans sa portée est bel et bien le fruit d’un choix collectif (comme par exemple lorsqu’il s’agit de radier les citoyens juifs du droit ordinaire), c’est précisément sur la base d’une réflexion collective qu’il faut envisager d’adapter le droit, et d’en concéder tant soit peu à ceux qui n’en ont aucun.
Les tortures infligées aux animaux, concède Fontenay « excuse un peu les énormités proférées par les partisans de la Deep Ecology » (p.101). Excusez du "peu". Va-t-elle brandir à nouveau Ferry, après Aristote, pour mettre les choses en balance ? L’esthétique au service de la planète ? Le réchauffement du climat entre les peuples (cf. Roger Pol-Droit)comme contrepoids à la fonte de l’Arctique ? Préférerait-elle que les partisans d’un droit élargi s’en tiennent à l’Apologie de Raymond Sebon, afin qu’elle y adhère plus aisément ?
Surtout que l’on n’aille pas chercher d’idées dans le monde réel et dans l’état réel de la planète, comme le fait ce coquin de Hans Jonas, car on ne s’en sortirait plus ! Voyons d’abord ce qu'en disent Aristote, Leibniz et Husserl (connus pour leurs longs terrains parmi les éléphants et les chimpanzés), et là, oui, on pourra vraiment discuter : « L’abominable et génial mécaniciste qu’est Malebranche a eu un mot superbe : la raison a toujours du mouvement pour aller plus loin. On voudrait le lui reprendre, ce mot, pour caractériser la générosité qui distingue la raison quand Aristote l’institue, quand Leibniz et Husserl la réinstituent, et qu’ils se risquent, les uns comme les autres, au gradualisme, à l’analogie, au comme et au comme si. Leibniz a fait retour, contre Descartes, à Aristote ; Husserl est aristotélicien et leibnizien à sa manière. Trois figures qui se ressemblent et qu’on est en droit d’assembler en ce qu’elles témoignent d’une décrispation de l’exception humaine » (p.178)
Ah oui, la réflexion a beaucoup progressé, à coup d’institution et de réinstitution. On est « en droit d’assembler trois figures » : ma foi, comme elle y va ! Ce droit est exorbitant. Pourquoi s'embarrasser de toute la production scientifique des trente dernières années ? Elle n’a pas lu, ce me semble, Schaeffer (La Fin de l'exception humaine, 2007) qu’elle cite pourtant, et qui lui aurait épargné ces audaces de pensée : à ce rythme de raisonnement, les poissons rouges auront des droits avant mille ans. L'exception humaine fondant la dignité équivaut à l'Immaculée Conception : Pie IX l'a proclamée, il n'y a rien d'autre à dire.
La proposition ultime de Fontenay va dans le sens de refonder ou de créer un droit ad hoc. Je suis perplexe toutefois qu'une telle conclusion, partant de prémisses fausses, soit recevable.
Une remarque pour finir, et je serai sincère. Continuant dans cette voie d'affirmer (et on ignore pourquoi une telle obstination) notre "différence" non plus spécifique, mais "significative", Elisabeth de Fontenay ajoute :
"Dans cette même perspective on peut, en déplaçant l'accent, se demander si ce n'est pas dans le pouvoir métaphorique que se loge la différence: "Un chien qui meurt et qui sait qu'il meurt comme un chien et qui peut dire qu'il sait qu'il meurt comme un chien est un homme" (Erich Fried). L'usage de la métaphore et l'expérience tragique récapituleraient à la fois le rapport singulier des hommes aux hommes, au référent, aux animaux, au monde. En cela consisterait cette signification de l'humain que je refuse, pour des raisons éthiques et historiques, d'abandonner à la liquidation positiviste." (souligné par l'auteure)
Je ne voudrais pas céder à l'ironie. Je fais appel à l'intelligence du lecteur : avons-nous là autre chose que du langage suspendu dans le vide, ne tendant "aucun rameau fraternel" à l'esprit de l'interlocuteur ? A quoi riment ces métaphores incessantes, sur l'homme, le chien, savoir, signifier ? Par quoi sommes-nous menacés ? Par les chiens ? Par les gorilles ? C'est bon, nous avons gagné cette guerre. Nous avons écrasé le reste des créatures, c'est fait, il n'y a plus qu'à nettoyer.
Je me demande sincèrement pourquoi ces cocoricos, comme si nous étions de fragiles gazelles égarées dans un troupeau de lions. Combien d'hommes mangés par les tigres, combien de tigres mangés par les Chinois ?
Quel homme meurt-il en se disant qu'il meurt comme un homme ? La dernière image en date est celle de cet Italien exécuté en Irak qui a dit qu'il mourrait, non comme un homme, mais "comme un Italien" - paix à son âme, mais c'est cela, la conscience, la signification ? Pourquoi l'homme ne songerait-il pas qu'il meurt "comme un mammifère" , "comme un Albanais" ? Pourquoi d'ailleurs devrait-il songer à quelque chose, sinon, à l'heure de mourir, à ceux et celles qu'il a aimés ? Je ne comprends pas, je l'avoue humblement, en quoi la jolie phrase sur la mort du chien qui sait ceci ou cela porterait en elle quelque mystérieuse leçon. Le chien se sentirait-il plus digne d'être un homme, en mourant ? Désolé, mais il n'y a pas d'autres remèdes que de rappeler les dérives - autrement plus menaçantes - des dignités exclusives et autoproclamées. Il y a cent ans on aurait dit d'un Indien bugreiro (tueur d'Indiens au service des colons) qu'il est mort "comme un Blanc", et cela dans le but de l'élever et d'honorer sa mémoire.
Je repense à la fin du Procès, où K. est exécuté au matin et qu'il meurt "comme un chien". Un homme qui meurt comme un chien et sait qu'il est chien est un chien ? S'il s'agit de la faculté de se penser soi-même, un chien qui meurt en songeant qu'il est un chat est-il un chat, un chien ou un homme ? Un chien qui ne songe à rien de tout cela est un simple chien, un "juste-chien" ? Un homme qui ne songe à rien n'est rien, même pas un homme ?
Les ouvrages d'Elisabeth de Fontenay ne sont pas nuisibles, comme le sont ceux d'un Allègre ou d'un Ferry qui se haussent du col dans les cercles du pouvoir ; mais ils sont tout bonnement vains.
PS: Pour une critique plus constructive, je renvoie le lecteur au compte-rendu publié par Eric Baratay dans La vie des idées. Citons l'idée sur laquelle Baratay construit son argumentation, qui mériterait de très amples développements : "Ce sujet est de plus en plus arpenté par les philosophes, mais ils éprouvent quelques difficultés à le penser sereinement et surtout à nouveaux frais, sans ressasser les mêmes références, d’Aristote à Hegel, souvent jugées indépassables pour l’animal – alors même qu’elles paraîtraient dépassées, voire déplacées, pour penser le statut actuel de la femme, de l’enfant, de l’étranger, de l’autre et de l’homme en général."
Terminé hier soir le livre de Patterson, Eternal Treblinka.
La troisième et dernière partie du livre est davantage pamphlétaire, avec des témoignages inégaux, portant sur des choix individuels d'abstention de toute viande et sous produits animaux. La majeure partie de ces témoignages concerne des rescapés de la Shoah, mais aussi d'Allemands ayant mal vécu leur propre attitude pendant la guerre, ou celle de leurs parents. On y découvre les parcours de Peter Singer, Isaac Bashevis Singer, Spira et d'autres militants de l'ALF ou du PETA.
Je ne suis pas sûr que l'on puisse établir un lien direct entre survivre aux camps et ne plus manger de viande, ni que la causalité soit si évidente et si claire, ni qu'il soit sain de réduire une argumentation à cela. C'est donc une faiblesse du livre, indéniable.
Quant aux effets : j'avais acheté un poulet il y quelques jours, et il fallait absolument que je le prépare hier soir. Très mauvaise coordination ! Nausée permanente, partagé entre ce qui serait le plus offensant pour le poulet : terminer ses jours (pardon, les reterminer) dans mon ventre ou à la poubelle.
Comme de nombreuses personnes décrites dans la troisième partie, je cesse progressivement de consommer de la viande, à mesure que j'y perds goût. Une ou deux fois par semaine, je m'y remets. Il est vrai que le pas à franchir, dans l'optique de Singer et de Patterson, est de renoncer également au cuir, aux oeufs, laits et sous-produits laitiers produits dans des conditions atroces, aux poissons et crustacés... Selon eux, toute tentative visant à contourner la responsabilité (produit bio, élevé en plein air, etc.) ne sont que des stratégies d'évitement, l'abattage et l'exploitation déraisonnable étant à la racine du processus. Ils n'ont pas tort, et ils n'ont pas tort de se focaliser sur la remarque que je vais faire : "Oui, mais on ne peut tout de même pas..." etc. Toute tentative "d'humaniser" la production et l'abattage sont des échappatoires moraux, destinés à permettre que des hommes l'accomplissent sans être tourmentés. 'Ces hommes porteront cela toute leur vie. Quel genre de disciples formons-nous ici ?' Cette phrase émane d'un commandant SS et s'adresse à Himmler qui souhaitait voir la sélection et l'exécution d'un convoi humain telle qu'elle se déroulait en pleine campagne, au revolver. La solution des chambres à gaz était présentée comme "humaine" ("qu'est-ce qui est le plus humain ?" demande Hitler quand il faut choisir le gaz utilisé) pour les déportés comme pour les employés des camps. On n'avait pas le temps de souffrir ou de réfléchir : retirer la souffrance et la réflexion, geste charitable ? Marque de l'humanité des bourreaux ?
L'argument anti-végétarien est généralement : "Bon mais les plantes souffrent aussi, haha ! Alors on ne mange plus rien." Ou encore : "C'est ça, et on peut remonter à l'âge des cavernes..."
Le régime carné est avancé comme l'une des explications de l'accroissement brutal du cerveau entre Homo habilis et Homo ergaster (1.6 à 1 million d'années). La viande est un moyen économique d'entretenir un cerveau gourmand en énergie. On établit ainsi une corrélation entre viande et cerveau qui me paraît toutefois discutable, tant elle est acceptée. Les chimpanzés en milieu naturel mangent environ 150 g de viande par jour (c'est un ordre d'idée, mais correct, je crois). On peut supposer qu'ils le font depuis pas mal de temps déjà. Les mammifères carnivores ont des cerveaux plus complexes que celui de leurs proies herbivores, mais la disproportion n'est pas criante. Quant à "l'homme des cavernes" (Homo sapiens et neanderthalis) il mangeait environ cinq fois plus de viande que nous, viande convertie essentiellement en muscle : ils ne tenaient pas de blogs, avaient une existence moins patachonne que la nôtre.
Il est évident que notre espèce n'a jamais connu "d'âge d'or" végétarien, que le genre Homo s'est spécialisé dans l'alimentation carnée, du charognage à la chasse, et que cela a modifié ses comportement, entraîné des innovations techniques et vraisemblablement sociales fondamentales. Donc, d'un point de vue évolutionniste, il n'y a rien d'aberrant à manger de la viande, manger de la viande n'est pas "contre nature" : c'est au niveau de la morale que le problème se pose.
Qu'un guépard capture une gazelle, qu'un groupe de chimpanzés se partage un colobe, ou qu'une bande de neandertaliens encercle et tue un bison, on ne voit pas en quoi devraient s'élever des objections morales ou émotionnelles. Le fait est que dans les trois exemples évoqués, le mammifère considéré s'arroge un "droit de mort" sur un autre être.
Il en va différemment lorsque ce pouvoir s'étend jusqu'à se constituer en droit de vie ET de mort sur l'ensemble du vivant, et en particulier sur les espèce d'élevage. Du point de vue moral - car les objections darwiniennes ad hoc ne manquent jamais de surgir - il me semble que la gazelle, le colobe, le bison, ne relèvent pas de la même sphère que des porcs ou des volailles confinées, élevées dans le noir, sur caillebotis, et finalement regroupées et slaughtered - il n'y a pas de terme français équivalent ou aussi suggestif, sauf à trouver un dérivé verbal de boucherie - bouchéifiés ?. La gazelle a vécu une vie de gazelle, elle n'a in fine pas eu de chance. Pourra-t-on dire, de manière équivalente, que les porcs, les vaches, les poulets, les saumons, n'ont pas eu de chance en tant qu'espèce ?
Si la morale consiste à s'élever au dessus du débat pour adopter le point de vue de Sirius - nous ne faisons qu'obéir à une détermination intérieure qui nous pousse à manger de la viande, et l'élevage et l'abattage annuel de milliards d'animaux terrorisés, aussi dramatique qu'il soit, s'inscrit dans un schéma évolutif (l'homme ingénieux invente l'élevage, puis l'élevage industriel) et répond à un besoin de notre espèce, il n'y a rien à redire. Mais cette morale serait alors bien sélective, car il faudrait encore expliquer si c'est le pouvoir qui donne le droit, affirmation dont dérivent tous les pouvoirs totalitaires. Le pouvoir qui consiste à dominer une autre espèce jusqu'à manipuler son génome et à la réduire à ce qu'elle n'est pas par elle-même (un être agité de soubresauts, endolori par la réclusion permanente, soumis à des éclairages intermittents, puis entassé dans des camions et suspendu dégoulinant de sang à une chaîne), s'il devient principe de droit, nous oblige à regarder en arrière : esclavages, conquêtes, génocides sont justifiés par les besoins de la production agricole, d'espace vital, etc. Il deviendrait, dans cet esprit, un peu absurde de lutter contre les mines antipersonnel, contre les viols et les meurtres de masse, au motif que la guerre est un principe fondateur de l'humanité "hominisée", donc s'inscrivant dans notre patrimoine génétique.
Les lois régissant la guerre sont aberrantes en soi : comment légiférer à propos de meurtre de masse ? Comment un homme peut-il être médaillé s'il a abattu 200 hommes, et condamné s'il a tué deux enfants non-combattants ? C'est ici qu'intervient ce que l'on appelle la morale. La morale est une "métaloi" : elle intervient, selon sa propre logique, pour penser les lois, qu'elles soient humaines ou naturelles. (Ici, commentaire exalté : "Gnagnagna et c'est ce qui fait la grandeur de l'humain !" - je réponds tout de suite que la morale n'est pas proprement humaine, pas plus que la cruauté).
Notre régime carné aujourd'hui, allié à la logique économique qui tend à produire davantage à moindre coût, a des implications morales, du fait de ses proportions. Il y a à mon sens (mais peut-être que je me rassure à bon compte) une différence entre garantir notre apport de protéine (toute espèce animale, dont nous, a le droit de manger ce qui fait partie de son régime alimentaire) et la mise en place d'un système qui martyrise des oiseaux et des mammifères parce qu'il est dans la logique industrielle de produire beaucoup et à moindre coût, et dans la logique du consommateur d'acheter ce qui n'est pas cher.
Ce qui nous donne l'image de poulets réjouis vantant les mérites des KFC bucket, remplis de pilons de poulets pas chers et bien dorés. Ces poulets réjouis devraient, si le BVP faisait son travail, être représentés de manière différente : ils ne devraient pas avoir de bec, car on l'a amputé quand ils avaient deux semaines de vie ; ils ne devraient pas tenir sur leurs pattes, car leur engraissement trop rapide ne permet pas à leurs articulations de les soutenir ; ils ne devraient pas être présentés comme des adultes, mais comme des préadolescents abattus à 8 semaines.
Ces éléments changent la donne. Quand on assassine un homme, on appelle cela un meurtre. Quand on en assassine un million, on appelle cela un génocide. Cette requalification suggère que les proportions, les dimensions de nos actes ont, en soi, des implications morales.
Pour conclure, je fais partie de ces gens qui n'ont pas le courage de leurs démonstrations. Je m'en tiens pour l'instant à une diminution drastique de viande, de poisson et de tout produit dont j'estime l'origine douteuse. Je ne reviens pas en arrière, et, toujours pour l'instant je ne deviens pas radical car je sortirais alors du champ de la négociation.
Je n'ai pas encore terminé le livre de Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, 2008 [2002]. Si ce livre rencontre le succès qu'il mérite, il devrait singulièrement enrichir le débat sur le rapport entre l'homme et l'animal. Je craignais un parallèle entre solution finale et élevage industriel, mais il ne s'agit pas d'un parallèle: il s'agit d'une relation démontrée, preuves à l'appui. Il n'y a pas dans cet ouvrage une dimension pamphlétaire, mais une analyse historique.
Il est mesquin d'invoquer cela en premier lieu, mais la question me tient à coeur : l'un des éléments qui saute aux yeux est que Luc Ferry dans son Nouvel Ordre Ecologique avait tout faux. Je l'écrirais volontiers en majuscule. Mettons cela sur le compte de l'ignorance et de la légèreté. Ferry voulait démontrer le lien existant entre interdiction du gavage des oies par les nazis et solution finale (et donc entre "amour des bêtes" et nazisme). Patterson démontre l'inverse : la solution finale est intrinsèquement liée d'une part aux méthodes d'abattage industriel nées à Chicago en 1860, d'autre part à l'eugénisme international, dont les pôles furent les Etats Unis et l'Allemagne, qui s'est constitué en associant éleveurs et scientifiques soucieux d'améliorer le profil génétique de l'humanité. Les nombreuses allusions de Himmler à son passé d'éleveur de volailles, et la manière dont il s'est fondé sur cette pratique pour envisager la solution finale, est extrêmement éclairante.
Un autre point, parmi bien d'autres, est celui de la manière dont nous rabaissons d'autres hommes, à l'heure de les tuer, en les traitant d'animaux, de cafards, de porcs, de termites, de chiens, etc. Nous ne les traitons pas seulement ainsi verbalement : les Américains d'origine japonaise regroupés durant le 2de guerre le furent dans des étables, des écuries, des porcheries. Le transport dans des fourgons à bestiaux est un grand classique. La dégradation des Juifs à Auschwitz les amenait à sentir mauvais, marcher tête baissée, fuir les regards, etc.
Je cite Patterson (p.78): "Le philosophe allemand Friedrich Hegel soutenait que les Juifs ne pouvaient être assimilés dans la culture allemande car le matérialisme et l'avarice les incitaient à suivre 'une existence animale'." Plus loin, c'est un article de "Russie aujourd'hui", écrit par Vladislav Shumsky, qui est cité (malheureusement sans la date exacte): "Les Juifs ne sont pas meilleurs que les cochons et les chèvres, à cause de leur dépravation et de leur appât du gain excessif" (p.85). Hitler, cité p.79, déclare quant à lui que le Juif est comme "une troupe de rats qui se battent entre eux jusqu'à ce que le sang coule". (Parenthèse : les romans de Zola et de Verne sont aussi truffés de comparaisons animales intéressantes, par exemple, Zola : "Est-ce que deux loups, quand ils voient une femelle, ne se déchirent pas à coups de crocs... ?" cité de mémoire)
Le lecteur me pardonnera, mais mon interrogation ne porte pas sur les Juifs ainsi décrits, mais sur les "rats", les "chèvres", les "cochons" et plus généralement sur la conception de "l'existence animale" pour reprendre les mots de Hegel, que ces propos trahissent. Depuis quand les "cochons et les chèvres" manifestent-ils un "appât du gain excessif" ? Ce qui est évident dans ce type de stéréotypes, qu'ils soient appliqués aux Juifs, aux Noirs, aux Vietnamiens, ou à "ces cochons d'Allemands" de 1914, c'est non seulement qu'ils sont faux (à la manière dont peuvent l'être des stéréotypes, qui ne renvoient pas à une réalité mais à un schéma mental) mais qu'ils sont doublement faux. Car ils sont faux également dans leur définition de ce qui est "animal". Lorsqu'on entend dire que quelqu'un se comporte "comme un porc" ou "comme un chien", nous comprenons vaguement ce que cela veut dire ; mais le paradoxe est le suivant : les porcs véritables se conduisent-ils "comme des porcs" ? Les chiens véritables se conduisent-ils "comme des chiens" ? De même pour les rats, les loups, les "singes", les cafards, etc.
Eh bien NON. Ces "porcs", ces "chiens" sont purement conceptuels, ils n'ont pas de correspondant réel : dire que quelqu'un se conduit "comme un chien" équivaut peu ou prou à invoquer une créature imaginaire, un peu comme si nous disions que Untel se conduit "comme une licorne".
Il fait partie de tous les programmes génocidaires de disqualifier l'humanité des victimes afin de faciliter le travail des exécutants "non-psychopathes" (Patterson, p.77). Tant durant la guerre des Philippines(1905, je crois ?) où les Philippins furent regroupés en camps et livrés à la famine, que dans les camps nazis où Primo Levi montre bien la dévalorisation psychique induite par la déchéance corporelle et morale, facilitant de ce fait le travail ultime des bourreaux (pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Parce qu'ils sont des bêtes de somme, des bêtes de boucherie), le même processus est à l'oeuvre.
Mais ce processus ne culmine pas ici, pas plus qu'il n'y trouve ses racines. L'idée est quasi tautologique : à l'heure de les tuer, nous traitons les humains DE LA MEME MANIERE qu'à l'heure de les tuer, nous traitons les êtres vivants que nous appelons "animaux". C'est le même processus, c'est la même vision fantasmatique d'un être dévalorisé dont le signifiant n'existe pas. L'être qui se trouve là ne représente rien pour nous. Nous abattons et tuons des signifiés qui renvoient à des systèmes de représentations, et pas à des réalités. Mais leur mort est bien réelle.
Nous n'appelons pas "cochon" le cochon. Nous le traitons de cochon, nous le traitons comme un cochon. Il s'agit d'un être vivant que nous traitons de et comme un cochon, c'est à dire non plus une espèce vivante mais un être que nous avons volontairement dégradé, souillé, gardé dans des conditions abominables de saleté et de puanteur, et abattu sans remords, sous des railleries et des insultes autrefois, dans un silence glacé et sans recours aujourd'hui, comme condition de son abattage et de son utilisation. Et ce "cochon" dont on parle, je le répète, n'existe pas plus qu'un griffon ou une licorne. Ce n'est pas cela dont on parle quand on parle de cochon. Mais c'est bien là, oui, ce qu'on mange.
PS: pour poursuivre cette réflexion, une intéressante transcription d'une émission de France Culture où interviennent Florence Burgat, Elisabeth de Fontenay et Frédéric Gros, sur ce livre Eternal Treblinka. J'en suis presque désolé, mais je vois que mon idée sur "l'animalisation de l'animal" est employée ici dans les termes mêmes où je la concevais.
Pour le lecteur intéressé, voici deux petits films que j'ai tourné en Rondonia, dans une fazenda. J'ai été frappé par l'atmosphère de terreur qui régnait parmi les vaches, qui dans leur panique agissaient n'importe comment. Un observateur partial en eût conclu que les vaches sont des animaux stupides ou psychotiques. Il s'agit ici du couloir par où les vaches sont enfilées avant de monter dans les camions. Ici, elles étaient vaccinées. On en voit une tombée à terre, incapable de se relever, elle a reçu des dizaines de coups de talon mais je n'ai pu en filmer qu'un seul (c'est très bref, mais éloquent) :
Dans l'autre film, ses compagnes doivent lui sauter par dessus :
Téléchargement sauter_par_dessus.MOV
Le livre du physiologiste Derek Denton L'émergence de la conscience - de l'animal à l'homme (1993) publié chez Flammarion en 1995, est à hurler de rire. Il présente sur le même plan la théorie du dessein intelligent et les schémas dépassés de l'évolution des hominidés. Il est truffé de "supérieur" "inférieur", de sauvages et de primitifs, de "remontée de l'arbre de l'évolution" et autres schèmes d'une science surannée. Quel besoin a-t-il éprouvé de publier un tel livre ?
Quelques perles : les loups qui partent en chasse "semblent le faire avec l'intention de chasser, même s'il faut se garder d'interpréter hâtivement" - je cite de mémoire.
Les hominidés ayant maîtrisé le feu "se sont affranchi du cycle tropical d'alternance jour nuit" et cela leur a permis de coloniser l'Europe - ce qui revient à s'interroger sur la manière dont Colomb et son équipage ont surmonté le décalage horaire en arrivant en Amérique.
C'est drôle, et inquiétant toutefois. On se rend compte que la parole de scientifiques émane en réalité de gens parfaitement incultes et totalement inconscients de l'absurdité de ce qu'ils produisent. Le livre de Dawkins sur Dieu était de la même teneur : un scientifique publie un ouvrage de vulgarisation qui touche à des domaines qui ne relèvent pas de sa spécialité. La caution de ses travaux antérieurs lui permet de franchir les obstacles que tout comité de lecture aurait élevé. C'est ainsi que Claude Allègre peut disserter à loisir sur la climatologie en se prévalant d'une parole autorisée qui émane de ses travaux en physique.
Je félicite les éditeurs qui entretiennent sciemment la confusion. Et je note que cela est généralement à sens unique. Quel dommage qu'on n'ait pas demandé à Todorov un ouvrage sur l'énigme de l'univers ! Je connais plusieurs collègues qui sont très forts en théâtre du XVIe siècle : je suggère un vaste plan éditorial leur laissant l'opportunité d'exprimer leur avis sur la physique des particules.
Le résultat, pour ce qui est de Denton, est que le lecteur non-averti, croyant avoir affaire à ce qui se fait de mieux dans le domaine, est en train de lire, sans le savoir, un livre de Gobineau.
PS : je ne résiste pas au plaisir de citer certaines expériences mengeléennes que l'auteur relate avec la plus grande candeur :
- des chimpanzés sont enfermés, depuis leur naissance, dans des cages qui ne leur donnent pas d'accès visuel à celles de leurs congénères enfermés à côté d'eux. Ils ont grandi seul et le résultat de l'expérience est qu'ils n'ont pas développé de rapports sociaux ni de compétences cognitives équivalentes à ceux de chimpanzés capturés à l'état sauvage.
- des tests concernant la privation de sommeil sont menées sur des chats (l'auteur de l'expérience est le neurophysiologiste Michel Jouvet, qui préface l'édition française du livre). Les chats sont placés sur des îlets de sorte que tout abandon au sommeil les fait tomber à l'eau. Après plusieurs jours de ce régime, les chats présentent des comportements psychotiques et meurent.
- expérience menée sur des rats (rapportée également par Singer dans la Libération animale) : on place deux séries de rats, les uns de laboratoire, les autres capturés dans les égouts, dans des récipients remplis d'eau dont ils ne peuvent sortir. Les rats de laboratoire sont capables de nager et de se maintenir à la surface durant 24 à 48h. Les rats sauvages se laissent couler après quelques minutes, une fois qu'ils ont constaté qu'il n'y a pas d'issue. Si l'on sort un rat sauvage de l'eau avant qu'il ne se noie, et qu'on le replonge ensuite dans le liquide, il agit comme les rats de laboratoire, nageant 24 à 48h d'affilée. Singer observe avec justesse que ce type d'expérience en dit davantage sur ceux qui les pratiquent que sur les cobayes sacrifiés.
Ces trois expériences ont ceci en commun qu'on pouvait préjuger du résultat bien avant qu'elles ne soient menées. Il suffit de postuler que les animaux que l'on met à l'épreuve sont des êtres conscients, pour n'avoir pas besoin d'inventer des tortures visant à le démontrer. Que peut-on dire de la troisième ? En plus des résultats obtenus, on peut suggérer la chose suivante : les rats de laboratoire connaissent si bien leurs expérimentateurs qu'ils abordent chaque expérience avec l'esprit du prisonnier soumis quotidiennement à la torture. Ils savent qu'ils doivent tenir, que c'est le but du jeu, ils espèrent probablement un jour en finir mais d'ici là ils se plient aux règles qu'on leur impose.
L'esprit scientifique peut aller très loin, et ils me semblent que ces hommes que l'on condamne comme de vulgaires pédophiles parce qu'ils ont séquestré des enfants dans leurs caves pourraient se prévaloir des grandes avancées qu'ils ont permis dans le domaine de la pédopsychiatrie. Ah bon ? Ce n'est pas le cas ? On les a mis en prison ??
Re-trois pages ce matin, mais la journée n'est pas finie. J'écris des choses palpitantes sur Schopi. Je devrais sans doute m'intéresser aux vrais problèmes des gens, comme par exemple l'acnée.
Après de merveilleux tangos hier soir, perdu le sommeil à lire Dawkins tant il m'a irrité à mettre Darwin à toutes les sauces, illustration parfaite du concept qui préempte la réalité. La position occidentale qui veut que la science ait réponse à tout et qu'il faut être stupide pour ne pas l'admettre fait penser à ces missionnaires qui détruisaient les temples et les fétiches en toute bonne conscience. A s'en prendre à Dieu comme à l'ultime superstition, Dawkins ne fait que manifester son allégeance au monothéisme. S'il allait flaner sur les bords de l'Oyapock, il sentirait dans sa chair que la causalité est multiple et qu'il faut bien se fondre, à un moment ou à un autre, dans la logique des esprits locaux. La science m'explique que j'ai eu un trou dans le poumon, merci je m'en étais aperçu tout seul. Mais pourquoi un trou, pourquoi dans le poumon, pourquoi à ce moment-là, et pourquoi n'y a-t-il aucune explication rationnelle à ce trou-là, haha, "la raison éteint ici son flambeau", comme dirait Kant.
Au passage, parcourant le blog excellent qui borde la Mérantaise, je découvre un lien vers celui-ci : http://enerve-de-service.hautetfort.com/. J'aimerais aujourd'hui sombrer dans l'anonymat pour m'exprimer plus clairement sur l'univers de la fac et des labos, mais à quoi bon puisque ce blog-là le fait très bien.
12h: et voilà, il se produit ce que je craignais. Levé à six heures pour déblatérer au sujet de Schopenhauer, j'ai été attiré par le bruit de mer que dégageais mon frigo vide, donc courses, passage à la banque pour procéder à un bébé-remboursement anticipé, et maintenant je tombe de sommeil et je ne vois plus du tout en quoi l'expérience de la Pitié est féconde en oeuvres d'art.
De plus, en récapitulant mes paroles susurrées à l'oreille d'Aurélie, danseuse de tango, il me revient ce passage de Logan Persall Smith, qui se remémore l'excellente soirée qu'il a passée et en particulier son succès lorsqu'il a imité le cri du cochon. Conclusion : "Mon Dieu ! Je voudrais disparaître de la surface de la terre !"
13h: après une petite sieste. Décidément je vais abandonner la lecture de Dawkins (Dawkins, Richard, 2008, Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont). Il vitupère les créationnistes qui veulent annexer l'Evolution par le biais du dessein intelligent, mais lui n'a de cesse de vouloir expliquer la religion par l'Evolution ! Bien sûr, ce serait chouette si on arrêtait brusquement de croire au Père Noël, mais je lui ferai au moins deux petites objections:
1) Chassez la religion par la porte, elle reviendra par la fenêtre. Ainsi, le Pape a beau reconnaître que l'Europe occidentale est en état d'apostasie, il se trouve qu'aujourd'hui les gens demandent au législateur ce que l'on demandait autrefois au prêtre, c'est-à-dire : gérer la douleur morale, statuer sur les embryons, organiser des procès symboliques, et finalement déterminer la destination ultime des cendres. Lorsqu'on entend parler à la barre d'un tribunal d'une aide afin que les victimes puissent "faire leur deuil", que les accidents d'avion stimulent l'érection de mémoriaux et de stèles tandis que les débris de l'engin fument encore, et qu'on entend dire que les parents "refusent de croire en la fatalité de l'accident", nous nous trouvons exactement face à la pensée Yanomami et plus largement amérindienne selon laquelle il n'existe pas de mort accidentelle - une morsure de serpent est certes fatale, mais l'endroit où se trouvait ce serpent n'a lui, rien d'accidentel, et dérive de l'action d'un chamane. Ainsi, l'incendie du tunnel du Mont Blanc dérive forcément d'une mauvaise intention, ou d'un assoupissement, bref il n'aurait pas pu avoir lieu si...
2) Postuler que la rationalité occidentale doit être le véhicule de toute pensée internationale me paraît difficile à défendre. D'une part elle a montré ses limites lorsqu'elle s'est emparée de la question du progrès et de la mise en valeur économique de la planète. D'autre part on peut difficilement faire comme s'il n'y avait pas un peu plus d'un milliard de musulmans. On peut penser ce qu'on veut d'Allah et de son prophète, mais il se trouve qu'ils sont agissants, comme nous l'a montré l'histoire récente. Il ne rime à rien d'ironiser sur le temps perdu en prières et en pèlerinages (on pourrait en dire autant des séjours bronzettes aux Caraïbes), mieux vaut apprendre à négocier selon un terrain neutre. Déclarer de but en blanc : "vous êtes superstitieux, donc on va faire comme je dis" ne me paraît pas de bonne politique.
Soit dit en passant, je reconnais volontiers, comme Sganarelle, l'inexistence de Dieu, mais je connais plein de gens qui ont vu, de leurs yeux vu, le Moine Bourru.
PS du 22 août : pour illustrer mon propos, selon lequel le législateur prend aujourd'hui en charge cette part de la société qui relève d'instances spirituelles ou religieuses, une dépêche du monde parue aujourd'hui:
Les fœtus nés sans vie pourront être inscrits à l'état civil
LEMONDE.FR avec AFP | 22.08.08 | 09h57 • Mis à jour le 22.08.08 | 10h49
Deux décrets du ministère de la justice parus vendredi 22 août au Journal officiel autorisent l'inscription d'un fœtus né sans vie sur les registres de l'état civil. Souhaités depuis plusieurs années par de nombreuses associations, ces décrets viennent combler le vide juridique qui existait en France pour les fœtus de 16 à 22 semaines morts in utero ou après une interruption médicale de grossesse. Ils font suite à la décision de la Cour de cassation, qui, en février, avait jugé, dans trois arrêts, qu'un fœtus né sans vie pouvait être déclaré à l'état civil, quel que soit son niveau de développement.
Un premier décret dispose qu'"un livret de famille est remis, à leur demande, aux parents qui en sont dépourvus par l'officier de l'état civil qui a établi l'acte d'enfant sans vie". Ce livret de famille comporte un extrait d'acte de naissance du ou des parents ainsi que "l'indication d'enfant sans vie", la date et le lieu de l'accouchement. Le second décret prévoit que "l'acte d'enfant sans vie est dressé par l'officier de l'état civil sur production d'un certificat médical dans des conditions définies" par un arrêté du ministre de la santé, mentionnant l'heure, le jour et le lieu de l'accouchement. Cet arrêté présente un modèle de ce certificat d'accouchement signé par le praticien concerné.
Jusqu'à présent, dans la plupart des hôpitaux, les fœtus de moins de 22 semaines étaient incinérés avec les déchets du bloc opératoire. Désormais, reconnus à l'état civil, ils pourront avoir droit à des obsèques.
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