De retour d’un terrain particulièrement intéressant, situé dans l’Yonne, entre Puisaye et Forterre. La Puisaye est une zone humide, argileuse et bocagère. La Forterre est calcaire, céréalière, entièrement remembrée. D’un côté on a lutté contre l’arrachage de haies, de l’autre on s’y est donné à cœur joie. La rivalité existant entre les deux régions peut expliquer partiellement ce contraste, même si la qualité des sols y est pour beaucoup.
C’est une des régions les plus belles que j’ai vues, cette Puisaye : forêts, étangs, bois, vaches, chevaux, moutons, et des habitants qui connaissent les plantes et leurs usages. Parfois je me croyais, dans ces bois ou ces bosquets, revenu au Roman de Renart : une époque où la nature était abondante, où l’on savait tirer de la forêt une bonne partie de sa subsistance, où les poissons sautaient dans les barques et les filets. J’ai compris que l’Europe aussi avait eu cette nature généreuse, ce qui explique d’ailleurs que tant de générations d’humains s’y soient succédé depuis le paléolithique. Grenouilles, escargots, asperges et oseille sauvages, poiriers et prunelliers sauvages également. Dans chaque cave, un ratafia aux fruits, un vin d’épine.
Les fermes étaient posées à même le sol, accompagnant les mouvements de l’argile.
Vient le remembrement, l’usage du tracteur et des pesticides : plus de poisson, plus d’espace pour la faune sauvage, tout devient nuisible au bel ordonnancement des champs de colza. En Forterre, des champs gigantesques.
Au gîte, un élevage intensif de chèvre : trois cents biquettes les pis raclant le sol, appelant, appelant. D’immenses bâtiments, et derrière pas un arbre. Vent de poussière, soleil aveuglant. La patronne se plaignait régulièrement : « c’est dur », « on se débrouille comme on peut ». Elle faisait des confitures de pissenlit et d’églantier mais autour il n’y avait rien de tout cela. Des piles de bois mais pas d’arbre. Elle disait que les gens de Puisaye étaient des rêveurs, eux qui avaient gardé leur haie. Attachés au passé, disait-elle. Et je pensais que les haies arrachées en Puisaye auraient signifié, pour elle et son mari, de faire régulièrement des signes depuis le toit de leur maison, à des hélicoptères survolant les zones inondées.
D’avoir vu ces pauvres chèvres, d’avoir été pris à la gorge par leur odeur concentrée, m’a dégoûté de tout ce que l’hôtesse proposait, en lait, caillis, fromage.
Elle avait repris l’exploitation de ses parents, acheté cent cinquante chèvres. Le vieil homme qui les précédait gardait les chèvres réformées à l’étable et au champ, qu’elles y terminent leurs jours. Lorsqu’ils les ont envoyées à la boucherie, il a pendu des panneaux : sacrifiées au capitalisme. « On n’a pas eu le choix ». Avec la construction de l’étable, ils ont pensé : autant doubler le troupeau. Avec trois-cent chèvres, disait-elle, impossible de les laisser gambader. Nos quatre hectares attenants n’y suffiraient pas. Prise par sa logique, elle écartait l’idée même d’un parcours herbeux : « elles détestent la pluie, leur pis seraient salis et adieu l’hygiène » - comme si la possibilité qu’il pleuve entraînait pour ces chèvres l’incarcération à vie. Puis nous apprenons que la propriété fait 170 hectares, mais pas question de guider le troupeau à un kilomètre de là.
Les meilleures laitières, elle les garde sept ans (mais, dit-elle, elles ne sont que quatre ou cinq dans ce cas). Généralement, c’est après cinq ans qu’on les charge dans le camion pour qu’elles entrent dans la composition des raviolis premier prix, dans les boîtes pour chien, ou bien vers la banlieue parisienne pour y être égorgées au fond d’une cave par des musulmans ou des Antillais. « Vous avez le choix, bien sûr », lui dis-je. Non, répond-elle, et mon banquier est là pour me le rappeler.
Et je me rappelle mes réflexions sur la vénalité. Comment peut-on dire qu’un choix nous est imposé quand les conséquences de ce choix seront payées par un autre ? Cela vaut pour les entreprises qui délocalisent et laissent sur le carreau leurs ouvriers (« Pas le choix, il faut être compétitif ») que pour les éleveurs industriels dont les poules, porcs, chèvres, vaches laitières payent les choix économiques, payent les erreurs, payent la nourriture et le loyer sans recevoir de reconnaissance. Jocelyne Porcher avait raison de dire que ce système est un aveuglement planifié : l’hôtesse était malheureuse, mal dans sa peau, désajustée. Elle persistait à invoquer la pression, l’absence de choix, etc, mais après tout où s’arrête l’absence de choix que d’autres devront payer ? Elle pourrait devenir bandit de grand chemin, ou vendre sa fille, ou vendre son rein, ou faire travailler des enfants esclaves. Mais les chèvres vont très bien, elles ne protestent qu’à peine, tendent le mufle à la caresse, et personne ne les défend.
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