Cette note constitue une réponse à celle publiée sur Anthropiques. La première partie est un extrait de mon HDR. La deuxième partie consiste en quelques pistes visant à appréhender la manière dont les animaux expriment ou non leur opinion.
L’homme est à la fois classable (du point de vue
biologique) et inclassable (du point de vue moral), selon la traditionnelle
dichotomie matière/esprit. De Buffon aux manuels de vulgarisation confiés à des
philosophes tel Christian Godin (2000), c’est un discours bien rodé qui
s’exprime. Voici ce qu’écrit Buffon en 1749 :
« Tout
marque dans l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit
et élevé, son attitude est celle du
commandement, sa tête regarde le ciel et présente une face auguste sur laquelle
est imprimé le caractère de sa dignité.
(…) Il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées, il ne la
voit que de loin (…). » (cit in Picq
& Coppens, 2002, vol.2 : 82)
Et à présent, sa version contemporaine (largement
inspirée du Nouvel Ordre Ecologique de
Luc Ferry), chez Christian Godin (2000 : 133-134) :
« Parler
des droits de la nature semble dénué de
sens : outre le fait que l’homme serait, dans ce cas de figure, juge et
partie (puisque la nature est muette),
cela supposerait la (re)constitution nécessairement fictive d’une entité
homogène. (…) Passer un contrat avec la nature, comme le voudrait Michel
Serres, semble absurde (…). Pourtant
la notion de respect de la nature peut être sauvé si l’on considère que ce respect est celui de l’homme même, pas
seulement parce que celui-ci ne va pas sans celle-là, mais aussi parce que seul
peut être digne de respect, en
dehors de l’homme, ce qui de lui est le meilleur témoignage de sa présence et
de son génie. Si, de toutes les
œuvres de l’homme, l’art aujourd’hui est ce qui suscite en nous le plus grand respect, c’est parce que nous avons
pris conscience qu’il n’est rien, dans ce que l’homme a laissé de lui, qui soit
plus à même de représenter sa part de sacré.
Pour respecter la nature, il faudrait la considérer comme une œuvre de l’homme
- ce qu’elle est en fait en grande partie. »
« Pour respecter la nature, il faudrait la
considérer comme une œuvre de l’homme » : ainsi donc, la seule
attitude rationnelle vis-à-vis de la nature serait de reconnaître à l’homme un
caractère sacré, manifesté par ses œuvres, et de considérer la nature comme une
extension de son « génie », de sa « part de sacré ». Il y a
ici un flottement entre écologie et religion qu’il importe d’approfondir, dans
la mesure où, comme le voudrait Prochiantz, la religion serait plutôt du côté
de ceux qui « refusent d’admettre
(…), qu’il y a une vraie barrière entre
nous et l’animal. »
S’il y a incommensurabilité entre l’homme et
l’animal, la préoccupation de ce qu’un animal peut percevoir, éprouver, ne
saurait être qu’irrationnelle, « absurde ». C’est donc en toute
logique que les tentatives de conceptualiser les rapports entre l’homme et le
reste du vivant, comme le fera par exemple Donna Haraway (2003 ; 2008), ne
sauraient être fondées que sur « l’amour », irrationnel lui aussi.
Comme l’écrit Luc Ferry (1992 : 39-40) : « L’humanité n’est pas rivée à l’instinct, aux processus biologiques (…)
là où le règne animal observe une parfaite continuité. Aussi étrange que cela
puisse paraître au pays de Descartes,
l’animalité s’avère (…) être au cœur des débats sur les relations de l’homme
avec la nature, et ce, au moins, pour trois raisons. La première tient au fait
que la zoophilie est devenue un phénomène
de masse (…) » Plus loin (1992 : 43) : « L’amour des bêtes a tant progressé au pays du Discours de la Méthode et des
Méditations métaphysiques ! ». Page suivante (1992 :
44) : « Dans l’esprit zoophile qui imprègne notre culture
démocratique, l’idée que la distinction entre l’humanité et l’animalité puisse
posséder une signification éthique paraît dogmatique. (…) Je suggère à cette
fin de suspendre un instant (…) les bons
sentiments (…). »
Cette terminologie (amour, zoophilie, sentiments)
se retrouve dans l’ouvrage de l’ethnologue Sergio Dalla Bernardina
(2006 :17-18) :
« Qu’est-ce
que l’amour des animaux nous révèle lorsque nous nous penchons sur les
contextes à la fois discursifs et, plus généralement, publics, dans lesquels il
est professé ? Pour le savoir, en dehors des pétitions de principe, il
faut examiner les formes concrètes prises par cet amour. On n’aime
pas les animaux « dans l’absolu », on les aime par rapport à
une situation. On peut les aimer, par exemple, à la condition qu’ils
soient des vaincus, des subalternes (…) ».
Plus loin, la « haine de l’humanité »
perce sous les sentiments exaltés qui renvoient, comme on dit, « aux
périodes sombres de notre histoire » :
« Si le
loup plaît (…) c’est en raison de sa
sauvagerie et de son comportement sociable. (…) Ce qu’on aime chez le loup est le caractère spontané, instinctif de son
autorité. (…) Comme chez les athlètes hitlériens
et les jeunes Nubas filmés par Leni Riefenstahl, il puise ses droits dans sa force
mais aussi, c’est important, dans sa beauté. »
(2006 : 97-98)
Dans l’ouvrage du philosophe Alain Roger, c’est la
prétention de Michel Serres à prôner un « contrat naturel » qui
déclenche l’alerte à « l’irrationnel » (1997 :
153-154) : « Ce texte est
radicalement irrationnel (…) il est incompatible avec les cadres de la pensée
organisée, du moins tel que l’Occident l’a pratiquée d’Aristote à Einstein
(…). Qui a remarqué que ce livre n’était pas d’un philosophe, mais d’un chamane en transe ? Car, tel
le chamane sibérien avec le tigre des neiges, Serres dit vouloir passer contrat
avec la Terre. » Michel Serres, poursuit Alain Roger, a fait de la
terre son « amante » et
« s’accouple avec elle » en
un « orgasme tellurique »,
assimilant ainsi irrationalité et ‘faire l’amour’ au sens propre (comme Ferry
jouait sur le sens populaire du terme « zoophilie ») avant de
conclure (1997 : 156-157) :
« Soyons
sérieux. Dès lors que l’on a
renoncé à fonder en droit le contrat naturel, il n’est plus d’autre solution
que de verser dans les images biologiques (la symbiose) et bibliques (la terre
s’émeut). (…) A l’évidence, on a quitté le terrain de la réflexion
philosophique pour celui de la vaticination, où chacun prend ses délires pour des réalités
(…) Malgré les prosopopées de Serres,
la nature n’aura jamais ‘son mot à dire’. »
Ce que ces propos illustrent, c’est la constance
de l’argumentation plaçant l’irrationalité (au sens de fanatisme religieux ou
de sentimentalité teintée de déviance) du côté de ceux qui prétendent
« parler au nom de l’animal », quand la science et le bon sens
humanistes affirment que « la nature est muette ». On observera en
outre, dans les propos tenus par Alain Roger (mais qui sous-tend également le
discours des autres auteurs cités) un rejet catégorique de ce qui ne relève pas
de la rationalité occidentale, illustré par la figure épouvantail du
« chamane en transe ». Nous nous situons, nous l’avons dit, dans un
discours auto-généré : il est évident que si les arguments se retrouvent
d’un auteur à l’autre, c’est parce qu’ils se citent mutuellement, d’où le
caractère répétitif sous l’apparente continuité de l’argumentation.
Concernant la capacité qu'ont les animaux à exprimer ou non leur opinion, voici quelques pistes de réflexion, dans le désordre:
1) Ils ne l'expriment car on ne les consulte pas, ou encore ils l'expriment mais nous considérons qu'il ne s'agit pas d'expression. Comment cela est-il possible? De la même manière que durant 5 siècles les Amérindiens n'ont pas été consultés quant à l'occupation de leurs terres : considérés d'abord comme des sauvages, puis jusque dans les années 1970 comme des mineurs en âge, devant être représentés. Des êtres doués de parole, donc, mais dont la parole n'était tout simplement pas prise en compte: inaudible, puérile, infantile, mal exprimée, etc.
2) Si vous avez passé une journée à chercher votre chat qui a compris que vous l'emmeniez en voyage, vous avez dû comprendre qu'il ne partageait pas votre avis. Le fait que vous ne teniez pas compte de son désir est une autre question. Le fait est qu'il l'a exprimé. Il est je crois inutile de demander à un tigre de Sibérie s'il souhaite voir son espèce s'éteindre, à un tamanoir s'il souhaite voir disparaître son habitat, à un brochet s'il accepte la pollution de sa rivière: leur réponse sera non. S'il est inutile de poser la question, ce n'est pas parce qu'elle ne se pose pas, mais parce que la réponse est négative.
3) L'Etre juridique. Les mêmes qui ironisent sur la représentation des animaux ne se posent pas du tout la question de savoir s'il n'est pas ridicule de signer des contrats avec une Université, ou de déposer une plainte contre une entreprise, être employé par une commune. On peut avoir une existence juridique sans être de chair et de sang, pourquoi alors ne pas considérer qu'il existerait des entités juridiques relevant du monde naturel?
4) Absence de parole signifie absence de droit? Qu'on m'indique alors le vide juridique concernant les bébés et les personnes dans le coma. On ne s'étonne pas que ces êtres dépourvus de parole soient représentés en droit. Toute sorte d'artifices juridiques s'appliquent aux humains non plus en tant qu'individus, mais que collectivité (droit des minorités...), en tant qu'auteurs, en tant même que cadavres. Pourquoi froncer les sourcils dès que l'on parle de chimpanzés?
En conclusion, ce sont certes les humains qui statuent sur le droit, mais ce droit n'est jamais qu'un droit édicté par et pour les humains. La question soulevée par Isaac Bashevis Singer - "est-ce le pouvoir qui donne le droit?"- ne perd pas son actualité, et c'est à l'espèce qui décrète qu'elle exterminera toute les autres de justifier légalement ce droit qu'elle s'arroge, en faisant la preuve de l'absence de droits des autres espèces à exister.
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