Conversation ce matin à propos de l'épisode d'hier.
J'expliquai à mon interlocuteur que j'agissais selon la devise britannique "Fais ce que dois".
Je ne suis pas gréviste, je perçois un salaire, je m'efforce donc d'assurer mes cours. Puis, j'assure ces cours en fac de Lettres car ayant subi une tentative d'intimidation il y a un mois il va de soi que je réagis en persistant, et non en cédant. Enfin, réfléchissant à cette situation : 20 étudiants tassés dans un angle de couloir face à cinq bloqueurs dont trois jeunes filles, qui leur interdisaient de m'obéir tandis que je les exhortais à entrer dans la salle (en maintenant la porte ouverte et dégageant un passage), je me suis demandé s'il avait valu la peine de vivre cette situation humiliante. Je l'ai vécue pour assurer coûte que coûte la validation du semestre d'étudiants qui, en l'absence de risque avéré, ont fait preuve de lâcheté. Je m'interrogeais sur l'opportunité de leur annoncer que je renonçais à valider leur semestre, ayant assumé trois heures de rattrapage face à deux étudiantes seulement.
Mon interlocuteur observait que je devais cependant juger en fonction de l'éthique et des sentiments éprouvés par les autres, ces étudiants qui se sont déplacés et qui soudain se trouvent confrontés à une mêlée, où des étudiants grévistes les insultent, les menacent à demi-mots, et quel était le poids de ma parole face au tourbillon émotionnel qu'ils devaient éprouver à ce moment-là. Ce que j'appelle "lâcheté" était pour eux, sans doute, la manifestation d'un dilemme qu'ils n'ont pas pu résoudre. Mon interlocuteur me suggérait de remonter le temps et de me replacer dans ma propre situation d'étudiant de première année, afin de mieux comprendre ce qui avait pu se produire à ce moment-là.
Malheureusement, ai-je répondu, il se trouve que je me rappelle parfaitement mon expérience d'étudiant de première année. Sauf que je faisais justement partie, à l'époque, des bloqueurs.
Je me suis inscrit pour la première fois à l'université en 1986, dans un cursus intitulé "Lettres, Art, Expression, Communication" à Paris III. Sortant du lycée j'éprouvais beaucoup de mal à concilier la liberté d'assister ou non aux cours, avec les bibliographies imposantes que nous donnaient les professeurs. Dès les premières semaines, on nous demandait de rendre des devoirs portant sur des sujets que je peinais à déchiffrer. J'avais dix-huit ans, l'esprit ailleurs, bourré de projets d'écriture, de liberté, et je ne pouvais me résoudre à rester sagement assis à lire Julien Gracq ou des livres portant sur les intellectuels français de l'après-guerre.
Dès le mois de novembre commença l'agitation qui devait mener au vaste mouvement étudiant de décembre 1986, à la mort de Malik Oussekine et au retrait du projet Devaquet.
Le mouvement a pris comme prend une mayonnaise. Je ne comprenais rien aux enjeux - sinon que la réforme introduisait la sélection à l'Université et menaçait de casser son fonctionnement (et notons au passage que j'ignorais tout du fonctionnement de l'Université française) - mais à plusieurs reprises nos professeurs, en cours, laissaient tomber des allusions au fait que notre place était dans la rue et pas ici. Je me suis donc rapproché des groupes que je voyais se réunir dans les cafés de la rue Censier et de la rue de Mirbel, pour offrir mes services. Je fus intégré et formé à la lutte étudiante et aux principes d'organisation par les responsables locaux de l'UNEF-ID, disparue aujourd'hui. Je participais aux AG. J'admirais ces leaders qui s'exprimaient clairement, j'éprouvais une immense fierté à lire dans les colonnes du Monde et de Libé des comptes-rendus de réunions auxquelles j'avais participé.
J'étais jeune, dynamique, on m'affecta donc au service d'ordre. Nos leaders étaient, je m'en souviens, extrêmement charismatiques, prenaient soin de nous, nous valorisaient. Nos missions consistaient, dans un premier temps, à assurer la sécurité des responsables nationaux de l'UNEF-ID, mais aussi d'autres syndicats étudiants avec lesquels nous étions en pourparlers. Ces jeunes gens (voir ici, ici et ici), à peine plus âgés que nous, formés à la lutte politique, nous apparaissaient comme des chefs intouchables et précieux, porteurs d'un idéal au contour flou mais auquel, étant donnée notre maturité intellectuelle, nous adhérions corps et âmes.
C'était l'époque de la première cohabitation, une période étrange où le Président de la République, François Mitterrand, faisait figure de forteresse assiégée par les jeunes loups du RPR, affichant il est vrai un cynisme libéral qui avait de quoi choquer. C'était l'époque de la constitution et de l'âge d'or de l'association SOS racisme, aux concerts de laquelle nous assistions, communiant aux chansons de Daniel Balavoine, agitant nos briquets.
Les premières manifestations se tinrent mi novembre. Membres du service d'ordre, nous disposions de brassards, nous encadrions la foule colorée qui criait "A bas, à bas la sélection" et "Devaquet, si tu savais..." Nous repérions les jolies filles, nous guidions le troupeau, écartions les indésirables.
Le soir, nous nous retrouvions dans un petit café de la rue de Mirbel, dont le patron communiste nous offrait la tournée. Attablés face à nos spaghettis froids ou notre foie de veau, nous recevions des délégations successives de lycéens, de transfuges du parti communiste, de membres de la CGT, de la LCR, venus nous présenter leur hommage ou nous offrir leur appui. Jusque tard dans la nuit, nous buvions et refaisions le monde. Et Robert, le patron, levait son verre, s'esclaffait, et chantait l'Internationale. C'est dans ce petit bar enfumé que furent créés le Mouvement des Jeunes Socialistes et le syndicat lycéen FIDL.
A mesure que le mouvement prenait de l'ampleur, que nos soirées se multipliaient entre leaders et leurs accompagnants (étions-nous vraiment devenus des gardes du corps ?), nous étions toujours plus fascinés par le calme apparent et la clairvoyance politique qu'ils affichaient : "C'est simple, m'expliquait l'un d'eux, je suis à présent délégué régional du PS, et dans deux ans je peux postuler à un siège de député". Il n'avait pas menti : le programme s'est, pour ce qui le concerne, accompli comme il l'avait dessiné.
Il se créait progressivement un effet d'amplification, du fait de l'absence d'interlocuteurs autres que des CRS ou des voltigeurs. La fac nous appartenait. Nous y dormions la nuit avec nos battes de base-ball, attendant l'irruption des étudiants du GUD venus casser du gaucho. Les Assemblées Générales se faisaient houleuses : à l'une d'entre elle, quelqu'un balança du gaz lacrymogène. Nous finîmes par garder les entrées. A vingt ou trente, nous bloquions les issues, exigeant de fouiller tous les sacs. Certains enseignants s'y prêtaient avec plaisir. Ceux qui protestaient, nous ne les laissions pas entrer.
Bientôt vint la période des concerts organisés dans les amphis, le soir. Je me rappelle particulièrement celui de Bérurier noir. Sur l'estrade trônaient des colonnes d'amplificateurs, nous étions tous assis ou allongés sur les tables, moi, consciencieux, veillant à apaiser les ivrognes que nous avions invité. J'avais tout juste dix-huit ans, et voilà que je couvais tous ces étudiants du regard ; par je ne sais quel sentiment de plénitude je les sentais à notre main, nous les membres du service d'ordre qui pouvions à tout instant leur imposer nos décisions, sous des prétextes fallacieux ("le GUD a annoncé qu'il débarquerait, il faut bloquer l'entrée C! On se magne, on dégage, on dégage").
Je ne me rappelle pas qu'il y ait eu à l'époque des non-grévistes. Nous avions très tôt organisé des débrayages si musclés que personne ne se serait risqué à nous affronter de nouveau. Les enseignants qui protestaient, nous les regardions avec commisération (j'ai retrouvé ce regard chez l'étudiant qui figure en photo, adossé à un mur, dans la note précédente). Toute la presse était avec nous. Le seul bémol fut émis par un éditorialiste du Figaro, Louis Pauwells, qui nous avait traités de "zombis". Vers la même époque, ou un peu après, Finkielkraut avait publié son pamphlet "La défaite de la pensée", à quoi Harlem Désir avait répondu que Finkielkraut ne connaissait rien à la jeunesse d'aujourd'hui: "Jamais, écrivait-il, les jeunes Français n'ont autant lu qu'aujourd'hui. Et si l'on regardait sur leurs tables de chevets, on y verrait trôner des romans de Zola, de Balzac et des poèmes de Victor Hugo".
Aucun argument contraire ne pouvait parvenir jusqu'à nous. Si l'on nous traitait de zombis, nous tournions nos regards larmoyants vers nos leaders qui nous rassuraient : "Non, vous n'êtes pas des zombis". Ainsi s'était créée une échelle de domination bien étrange : nous étions, membres du service d'ordre, de toutes les actions coup de poing et de toutes les réunions, et ce faisant nous obéissions à des ordres. Mais en-dessous de nous, se tenait la masse des étudiants mobilisés, qui obéissaient à nos injonctions. Chacun avait donc sa part de puissance, et nous étions grisés car le gouvernement pliait, le peuple nous appuyait, et les violences, grenades à tir tendu, puis meurtre commis par les voltigeurs, tout cela s'inscrivait pour nous dans une logique de confrontation et de lutte. A aucun moment nous ne nous sommes posé la question de savoir s'il valait la peine de perdre un oeil, ou une main, ou enfin la vie, pour une chose aussi futile qu'une sélection à l'Université qui, considérée avec quelque recul, s'imposait ; c'était le moment où les "80% d'une classe d'âge" commençaient effectivement à se masser à la porte de l'Université.
Le discours politique tenait peu de place dans nos vies, à nous qui étions en fin de compte des hommes de main. Nous allions passer la nuit chez les uns, chez les autres, fumant, buvant, nous pelotonnant sur des coussins ou des tapis, enlaçant nos conquêtes du jour qui sentaient le tabac et l'alcool tout comme nous. Camembert, charcuterie, spaghettis bolognaises. Quatre heures, cinq heures du matin, par petits groupes, à chuchoter. Puis nous envahissions les cafés du coin quand ils avaient ouvert, mangions nos tartines beurrées, et reprenions le chemin de l'université, crasseux, poisseux, les yeux injectés de sang, pour bloquer les entrées, commémorer la victoire qui s'annonçait, etc.
On sait que le projet fut retiré à la suite de la mort de ce jeune homme qui s'appelait Malik Oussekine et qui n'avait eu que le tort de se trouver là, un soir, en fin de manifestation. On sait qu'Alain Devaquet, professeur de médecine à Paris VI, démissionna aussitôt de ses fonctions ministérielles et je crois que cette affaire fut une épreuve effroyable pour lui. Aujourd'hui je me rends compte que son projet était clairvoyant et opportun. Il n'a pas eu la chance de trouver des confrères à sa hauteur pour le défendre autrement qu'en se raidissant dans leurs certitudes de notables et en faisant donner la troupe.
Mais il est temps de conclure.
Après le retrait du projet, nous nous trouvions dans cette situation étrange de vouloir à tout prix prolonger, prolonger cette parenthèse de vie commune, de fusion dans un groupe qui occupait notre esprit. Nous ne pensions qu'en fonction de ce que pensaient les autres - les autres, c'est-à-dire les 20 ou trente étudiants de Paris III avec qui nous avions partagé des moments d'ivresse, d'euphorie.
Arriva le mois de janvier et le moment de reprendre les cours. Un professeur mal luné avait décrété que son partiel aurait lieu à la date initialement prévue. Assis face à ma copie, sujet entre les mains, et bien qu'il y ait eu entretemps les vacances de Noël, je me suis rendu compte que j'étais encore ivre, que les lignes s'entremêlaient sous mes yeux et que je ne comprenais rien. Je me suis donc levé et suis parti, abandonnant l'Université. Je n'y ai pas remis les pieds durant six mois, moment où je me suis réinscrit pour entreprendre d'autres études.
Avec le temps, et comme je me rendais compte que la mobilisation permanente finissait par me peser - je recevais de temps en temps des coups de fil de la coordination étudiante qui organisait régulièrement des "coups médiatiques", par exemple pour dénoncer la privatisation des chaînes de télévision qui ne nous concernait en rien - j'ai fini par éprouver une sorte de nausée inexplicable. Quand les membres de la coordination m'appelaient, j'éprouvais un haut-le-coeur, une envie de vomir. Je me suis interrogé sur ce que nous avions effectivement vécu et accompli. Ce que nous avions vécu : soirées folles, exubérance, joie, ivresse du pouvoir. Ce que nous avions accompli : qui saurait le dire exactement ?
Et je me suis sérieusement posé la question de savoir si, dans un autre contexte, je serais entré dans les jeunesses hitlériennes, entouré de chefs charismatiques, porté par un élan d'ampleur nationale, avec le soutien de la population, atmosphère telle que l'on peut se dispenser de s'interroger sur la valeur, la justesse, la droiture de nos actes. Je me suis interrogé sur ce qu'implique l'abandon ou le sacrifice d'une éthique personnelle, forgée par l'éducation de nos parents, à des mouvements de foule où l'action individuelle est sans conséquences car non soumise à jugement. Interrogé sur la facilité avec laquelle on peut se dédouaner d'avoir agi sans réflexion personnelle, sur ordre, de n'avoir été qu'un exécutant comme s'il était possible, dans la vie, de se proclamer d'office irresponsable, irréfléchi, et surtout d'en tirer gloire.
J'ai fait part de mes doutes, quelques mois plus tard, aux anciens compagnons qu'il m'arrivait de recroiser : ils ont cessé de m'adresser la parole.
Voilà pourquoi je comprends parfaitement l'attitude de ces jeunes gens qui hier bloquaient ma salle de cours, me qualifiaient de "mec qui ne veut pas sortir", respirant la fierté de n'être rien au sein d'une masse, d'être irresponsable, de vivre dans l'impunité, et voilà pourquoi ces situations me font remonter cette vieille nausée que j'ai éprouvée à l'égard de ma propre attitude, en 1986.
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