M. la jolie étant allergique aux chats, j'ai décidé d'adopter une plante carnivore:
Eh bien je suis ravi ! Celle-ci s'avère une excellente compagne, à la mobilité proche de celle d'un chat.
Quand on la regarde de plus près, on voit que les poils poussent aussi à l'intérieur des mâchoires :
Mère Nature a donc tout inventé, en l'occurrence ici la Vierge de fer - ou le vagin denté.
Bergère, ne tremble pas (mais rentre tout de même tes blancs moutons) : j'ai découvert un nouveau clone d'anthropopotame.
Le voici :
Eh oui, c'est Wolverine ! Et si l'on fait abstraction des griffes d'acier et des cheveux situés sur la partie centrale du crâne, c'est vraiment un anthropopotame tout craché.
On trouvera, en cherchant bien, d'autres points communs. D'abord, dans notre passé. Nous avons tous deux franchi l'épreuve consistant à être détenus dans un labo militaire puis plongés dans un bain de métal liquide, d'où une très bonne cicatrisation.
Et à propos de cicatrisation, un autre détail qui n'aura pas échappé aux lecteurs : notre pudeur maladive. Nous gardons nos misères pour nous ! Nous n'avons point pour habitude de nous plaindre ni de pleurnicher ! Nos blessures secrètes demeurent secrètes, les autres (voir ci-dessus) cicatrisant très vite.
PS : les étudiants de Neverland ont voté hier la poursuite du blocage par 346 voix contre 250 environ. "Never study" semble être le mot d'ordre.
J'ai fait la sieste - première erreur. Et j'ai rêvé de mon ex, deuxième erreur.
Je visitais son appartement vide, elle l'avais mis en vente puis vendu à une autre de mes ex. Celle qui l'avait acheté me le faisait visiter avant travaux. Et je vis ce que l'on voit dans tout appartement en passe de changer de propriétaire, ce qui reste après un déménagement hâtif qui augure d'une npuvelle existence.
Les murs ornés d'auréoles de tableaux, le plancher marqué des tables et chaises qui ne sont plus là, et ces étranges traînées sur les murs, au gré des peintures successives. Des cartes postales affichées tête-bêche, encore un aimant posé sur le frigo. Le sentiment d'abandon parfois était tel qu'on pouvait voir des plantes minuscules, des oiseaux encore plus minuscules picorer sur le sol. Si petits qu'ils ne nous remarquaient pas, nous les hommes. En y regardant de plus près, il y en avait même dans les replis de mon pantalon, vaquant dans les pourpiers, comme si j'avais rapporté des calanques tout un écosystème.
Finalement je suis allé dans ce qui avait été la chambre de Garance. Des meubles défaits et empilés m'en interdisaient l'accès, mais je voyais tous ses manteaux de petite fille laissés à l'abandon, pendus à des cintres. "C'est qu'elle a grandi, pensai-je, et Muriel a préféré les laisser là".
J'avançais dans ce capharnaüm, et puis je glissai, ou me laissai glisser au sol, parmi les barres diverses, les vieux tapis, les meubles éventrés. Impossible de me relever ; pris d'une immense fatigue j'appelai ma soeur pour qu'elle me tire de là, mais en l'attendant je me mis à penser : "Me relever ne serait qu'une étape ; il me faudrait ensuite sortir, et marcher, rentrer chez moi, passer la soirée, puis la nuit." Et tout cela me coupait les jambes et les bras.
C'est le printemps et tout paraît secondaire à côté de cela.
Ni la grippe porcine, ni la déforestation de l'Amazonie ne peuvent rivaliser avec le charme de M. la jolie.
Voici simplement, à titre d'information, mon programme pour mai et juin.
Je devrais obtenir les résultats de ma deuxième audition au CNRS (CID 45, aménagement, développement, écologie) d'ici une semaine.
Dans le courant du mois de mai devraient me parvenir les résultats de mes candidatures en fac (cinq dossiers déposés).
Le 27 mai, audition à Marseille à l'Institut de Recherche sur le Développement (IRD).
Le 5 juin, soutenance de l'HDR.
Voilà, le tout étant ponctué de menus travaux (CR de lecture, rapport de synthèse Rondonia, remaniement de l'article sur Eternal Treblinka).
A l'Université je suis à peu près sûr que les grévistes nous ont concocté un éventail d'activités incluant travaux manuels, chants révolutionnaires et randonnées urbaines, et vont par tous les moyens tenter d'annuler le semestre (au motif que les cours qui ont été donnés ne l'ont pas été dans de bonnes conditions - tiens tiens, la faute à qui ?)
Le Doyen de l'UFR me demande de présider un jury de bac et je lui réponds que j'adorerais ça mais souhaiterais en être dispensé (mission en Amazonie tout le mois d'août, donc j'aimerais garder mon mois de juillet...)
Et voilà, j'ignore absolument ce que sera ma vie dans trois mois. Je parcours des blogs et je vois, chez certains, la même incertitude (Mouton par exemple), tandis que d'autres se sont envolés ou prennent leur essor (Olivier de Montréal et Dr CaSo). J'ignore si je serai marié, ou seul, ou à Neverland, ou ailleurs, à Rio qui sait, ou mort.
MàJ : 21h - Conversation extraordinaire avec une adolescente
Voici la vue que j'ai de ma fenêtre:
Eh bien, ma voisine du rez-de-chaussée étant psychanalyste, il lui arrive de faire attendre ses clients dans la cour. Ce soir, c'était une jeune fille d'une quinzaine d'année qui attendait sa mère en faisant des extensions et des pas de danse. Intrigué, je lui ai demandé quelle musique elle voulait entendre pour accompagner ses mouvements. Du rock! répondit-elle. Finalement elle a accepté que je lui mette une compilation comprenant Higelin, Olivia Ruiz, Emily Loizeau et d'autres.
Elle était en contrebas, moi au premier, lui demandant si elle aimait ce qu'elle écoutait. Elle m'expliqua que le rendez-vous, de fait, était pour elle, sa mère ayant pris un moment pour expliquer à la thérapeuthe de quoi il retournait. Elle s'extasiait sur la cour, balançait les bras, enlaçait son thorax, puis passait d'un pied sur l'autre, et me raconta par le menu différentes choses que je n'entendis pas car la musique était haute afin qu'elle, justement, puisse l'écouter. Parmi ses explications je crus comprendre à son sourire et à deux ou trois allusions qu'elle était "paranoïaque" - dit comme cela, on l'aurait crue asthmatique - et que sa vie en banlieue ne lui plaisait guère...
Vous ne buvez pas d'alcool, je suppose, lui dis-je, moi qui buvais du rosé. Ah, bientôt, bientôt ! me dit-elle. Toujours le visage levé et les bras passant d'une épaule à l'autre, faisant quelques pas en avant, quelques pas en arrière.
Quoi de plus beau que le printemps à Paris ? Fenêtres grandes ouvertes, appelant les voisins à mesure qu'ils se présentent, buvant, croquignant, parlant de la pluie, du beau temps, du ravalement en cours, moi montrant mes pourpiers et mes orchidées. Et ce soir, cette étrange jeune fille, danseuse de jazz, qui fut appelée en séance d'un "ohé" par ma voisine surprise de ce dialogue inopiné.
La donna è mobile: ce petit refrain s'applique parfaitement à Fantômette et Narayan qui ne daignent plus fréquenter votre infortuné serviteur.
Ce même serviteur étant plongé dans des devis de plomberie ("Je conteste !") et d'électricité ("Objection, votre seigneurie !"). Ceci fera l'objet d'une importante note classée "Arnaques et entourloupes".
Je traduis également un article brésilien portant sur les choix stratégiques de Lula en matière d'environnement. Huhu: appelons ça "stratégie", appelons ça "environnement"...
Il y a pire : je me lasse doucettement d'Agatha Christie, performance honorable de cette vieille Lady (je ne sais si j'aurais lu avec la même aisance 25 Balzac d'affilée).
Je déteste les gens qui ont des opinions tranchées. Pour moi, il y a ceux qui ont des opinions tranchées, et puis les autres, que je fréquente.
Le lecteur comprendra donc ma surprise lorsque je me suis retrouvé, samedi soir, face à mon clone, dans un restaurant malgache. Incroyable mais vrai. Voici quelqu'un qui me ressemble physiquement, porte quasiment le même nom, s'est fait mettre à la porte par sa dernière petite amie, partage mes vues sur la démocratie conjugale (ou bien l'on veut avoir un avis, ou bien on privilégie la paix du ménage), mais surtout engouffre une plâtrée de ragoût malgache en deux temps trois mouvements, puis agite nerveusement son pied sous la table parce que la conversation l'ennuie !
Il m'expliquait que jamais aucune femme ne remettrait les pieds chez lui, qu'il était passé d'affectation en affectation au gré de ses liaisons qui chaque fois se terminaient de la même manière. Je lui ai raconté l'histoire de cet homme qui se plaint, auprès d'un psychanalyste, que c'est lui qui fait tout à la maison - ménage, vaisselle, descendre les poubelles - et se voit enjoindre de quitter cette épouse paresseuse. Six mois plus tard, vivant avec une autre, l'homme se plaint à nouveau : la nouvelle agit comme la précédente, le laisse tout faire, ne lève pas le petit doigt. Huhu, répond l'analyste, finalement je crois que le problème vient de vous.
Nous avons donc réécrit, ce soir-là, ce sommet de la psychologie qu'est "les femmes viennent de Vénus" tout en déplorant que nos existences se structurent autour de bons gros stéréotypes.
Comme mon interlocuteur se trouvait bien placé pour parler de la réprimande infligée au juge Burgaud, il m'a confirmé le fait que ce juge n'avait pas commis d'erreur de procédure, le seul point manifeste étant son défaut d'intelligence. Et cela n'est pas sanctionnable. Ainsi nos vies sont-elles suspendues à la compétence ou au défaut de compétence des professionnels que nous sommes. Nos rôles sont liés - nous pouvons succomber à un défaut d'anticipation de notre médecin, nos enfants peuvent être soumis à de mauvais enseignants, nous pouvons mourir dans un accident provoqué par un mauvais chauffeur de bus, etc, et finalement la Nation tout entière peut être placée entre les mains d'un Président peu capable.
Je me trouve en tous cas dans une vie d'entre-deux. En attente de nouveaux résultats de commissions diverses, en attente de refonder un foyer ici ou de partir au Brésil, en attente d'un vrai printemps chaud et clair.
"... je ne me baignerai pas dans votre eau."
Votre serviteur revient d'une semaine éprouvante à Cassis : c'est dur, la randonnée ! Il est scandaleux de constater que les GR comportent tant de montées et de descentes, avec - comble de la désinvolture - des chemins plats pavés hélas de cailloux tranchants.
Résumé de l'épisode précédent : à l'occasion d'un achat de billets de train, le lecteur avait assisté à la transformation de M. la Jolie en génie du mal ; c'est donc avec une certaine appréhension que j'envisageais notre séjour. Grâce à ma patience légendaire, tout s'est fort bien passé, si l'on excepte un malencontreux incident impliquant un figuier de barbarie (il fut confondu avec une chaise).
Ce bon bol d'air au flanc de collines majestueuses n'a pas détourné votre serviteur de sa mission première: l'anthropologie. Je puis donc confirmer que les Provençaux sont de véritables feignants qui n'ont rien d'autre à faire que de s'arrêter dès qu'ils vous voient consulter votre carte, pour vous orienter et vous donner des conseils. Ce fut odieux ! Quelle impertinence ! D'autant que certains n'hésitaient pas à passer un quart d'heure à nous expliquer en détail les dangers de notre entreprise: relier Marseille à Cassis dans la journée.
J'ai pu observer d'assez près à quel point le mythe de la jovialité des gens du sud était infondé : à Cassis, les autochtones engagés dans une conversation adoptaient l'accent du Midi dès qu'ils nous voyaient apparaître. J'ai compris soudain que l'accent marseillais trouvait son origine dans une comédie permanente, du fait de l'omniprésence de Parisiens : les pauvres Marseillais sont obligés de prendre sans arrêt l'accent chantant par crainte de se démasquer. Sans doute ne l'abandonnent-ils que lorsqu'ils sont sous la douche.
Une autre observation intéressante, cette fois dans la lignée de l'anthropologie physique, est née du point de départ de la méga-randonnée Marseille Cassis : les malheureux randonneurs doivent s'élancer, tenez-vous bien, de la prison des Baumettes ! Incroyable mais vrai. Dans le trajet depuis le centre-ville jusqu'au terminus du bus 22 (au cours duquel j'eus l'occasion de démasquer de sympathiques Marseillaises qui s'échinaient à parler des Parigots avec un accent chantant manifestement outré), une inspiration digne d'un Lombroso m'a frappé en plein coeur. Dans la mesure où la plupart des passagers du bus allaient rendre visite à des prisonniers, ne pouvait-on élargir la théorie du criminel-né à celle des parents du criminel en question ? On parle de tête de délinquant, mais ne serait-il pas envisageable d'évoquer également la "tête de mère de délinquant", "tête d'oncle de délinquant", de "grand-mère de délinquant" ou de "cousine de délinquant"? Cette réflexion rendit le trajet fort instructif, les Marseillaises se laissant facilement dévisager.
Voilà. Le voyage a laissé des séquelles. J'ai pris la fâcheuse habitude de dire bonjour aux gens que je croise dans la rue. Et je dois dire que M. la Jolie est vraiment jolie.
QUELQUES IMAGES
Deux espèces d'orchidées croisées en promenade :
Une vue du Pic de l'Aigle de la Mort (sa réputation est surfaite) :
Une nouvelle idée de start-up : exportation de matériel de lapidation (cf note "Tolérance") :
Modèle de démonstration pour clients exigeants :
Le port de Cassis, absolument pas défiguré par l'office du tourisme qui trône en plein milieu :
PS: J'ai appris hier matin que je n'avais même pas été classé au CNRS...
Par Fantômette
"Préférer toujours l’ombre à la proie, les lèvres à la coupe, l’ours à la peau de l’ours (…)."
C’est Claude Roy qui écrit ces quelques mots dans l’un des nombreux carnets qu’il a semés en chemin et nous a laissés en partage. L’ombre à la proie, les lèvres à la coupe, l'ours à sa peau - préférer le chemin au but, les départs aux arrivées, l'écriture à la relecture, ou encore "les moyens aux fins", comme il le dit en concluant son propos ?
Il est amusant que dans cette progression rhétorique, un peu approximative, écrite au courant de la plume, l’ombre - immatérielle et insaisissable - se retrouve paradoxalement au rang de l’ours - être de chair et de vie, matériel et brutal ; mais le rapprochement de termes antinomiques suggéré par cette fausse symétrie est peut-être involontaire - peut-on vraiment faire coïncider la vie et la trace obscurcie qu’en laisse le soleil sur le sol ? De même est-il piquant que les lèvres soient ici un moyen - il pensait bien sûr qu'il "y a loin de la coupe aux lèvres" pour pervertir l’ordre de cet antique aphorisme et lui faire dire autre chose que ce qu’il disait : verlan d'écrivain qui retourne les objets pour voir s’il existe une vie, un sens, de l’autre côté du miroir.
"Préférer toujours l’ombre à la proie, les lèvres à la coupe, l’ours à la peau de l’ours (…)."
Préférer l'hirondelle au printemps, le flacon à l'ivresse, le soupir au désir ? Ou l'inverse ?
Doit-on vraiment préférer les moyens aux fins, au risque de cheminer sans but ?
Mais peut-être est-il en réalité moins question de moyens et de fins que de présent et de projets.
Préférer l’ours à la peau de l’ours, les lèvres à la coupe, c’est préférer la vie, telle qu’elle se présente. C’est se préférer à ses plaisirs, aux illusions de l’ivresse et de l'oubli de soi ; c’est, chasseur, préférer la vie de l’ours à sa dépouille, dont on voudrait tirer commerce. C’est non seulement préférer le cheminement à son terme, mais vouloir pendant celui-ci profiter de toutes les richesses d'une vie - littéralement - présumée sans fin. Pourquoi alors, vraiment, devrait-on lâcher l’ombre pour la proie ?
Si la proie est la vie, la vraie vie, alors oui - ne pas la poursuivre, c’est bien ce que dit Claude Roy. Et à la proie (prise ici non comme la réalité platonicienne régnant hors de la caverne, mais comme la vie menacée de mort par le chasseur), le message paradoxal qu’il délivre est de préférer l’ombre, c'est-à-dire la vie continuée, légère - préférer l'ombre, à l'implacable soleil d’un destin poursuivi.
Conversation ce matin à propos de l'épisode d'hier.
J'expliquai à mon interlocuteur que j'agissais selon la devise britannique "Fais ce que dois".
Je ne suis pas gréviste, je perçois un salaire, je m'efforce donc d'assurer mes cours. Puis, j'assure ces cours en fac de Lettres car ayant subi une tentative d'intimidation il y a un mois il va de soi que je réagis en persistant, et non en cédant. Enfin, réfléchissant à cette situation : 20 étudiants tassés dans un angle de couloir face à cinq bloqueurs dont trois jeunes filles, qui leur interdisaient de m'obéir tandis que je les exhortais à entrer dans la salle (en maintenant la porte ouverte et dégageant un passage), je me suis demandé s'il avait valu la peine de vivre cette situation humiliante. Je l'ai vécue pour assurer coûte que coûte la validation du semestre d'étudiants qui, en l'absence de risque avéré, ont fait preuve de lâcheté. Je m'interrogeais sur l'opportunité de leur annoncer que je renonçais à valider leur semestre, ayant assumé trois heures de rattrapage face à deux étudiantes seulement.
Mon interlocuteur observait que je devais cependant juger en fonction de l'éthique et des sentiments éprouvés par les autres, ces étudiants qui se sont déplacés et qui soudain se trouvent confrontés à une mêlée, où des étudiants grévistes les insultent, les menacent à demi-mots, et quel était le poids de ma parole face au tourbillon émotionnel qu'ils devaient éprouver à ce moment-là. Ce que j'appelle "lâcheté" était pour eux, sans doute, la manifestation d'un dilemme qu'ils n'ont pas pu résoudre. Mon interlocuteur me suggérait de remonter le temps et de me replacer dans ma propre situation d'étudiant de première année, afin de mieux comprendre ce qui avait pu se produire à ce moment-là.
Malheureusement, ai-je répondu, il se trouve que je me rappelle parfaitement mon expérience d'étudiant de première année. Sauf que je faisais justement partie, à l'époque, des bloqueurs.
Je me suis inscrit pour la première fois à l'université en 1986, dans un cursus intitulé "Lettres, Art, Expression, Communication" à Paris III. Sortant du lycée j'éprouvais beaucoup de mal à concilier la liberté d'assister ou non aux cours, avec les bibliographies imposantes que nous donnaient les professeurs. Dès les premières semaines, on nous demandait de rendre des devoirs portant sur des sujets que je peinais à déchiffrer. J'avais dix-huit ans, l'esprit ailleurs, bourré de projets d'écriture, de liberté, et je ne pouvais me résoudre à rester sagement assis à lire Julien Gracq ou des livres portant sur les intellectuels français de l'après-guerre.
Dès le mois de novembre commença l'agitation qui devait mener au vaste mouvement étudiant de décembre 1986, à la mort de Malik Oussekine et au retrait du projet Devaquet.
Le mouvement a pris comme prend une mayonnaise. Je ne comprenais rien aux enjeux - sinon que la réforme introduisait la sélection à l'Université et menaçait de casser son fonctionnement (et notons au passage que j'ignorais tout du fonctionnement de l'Université française) - mais à plusieurs reprises nos professeurs, en cours, laissaient tomber des allusions au fait que notre place était dans la rue et pas ici. Je me suis donc rapproché des groupes que je voyais se réunir dans les cafés de la rue Censier et de la rue de Mirbel, pour offrir mes services. Je fus intégré et formé à la lutte étudiante et aux principes d'organisation par les responsables locaux de l'UNEF-ID, disparue aujourd'hui. Je participais aux AG. J'admirais ces leaders qui s'exprimaient clairement, j'éprouvais une immense fierté à lire dans les colonnes du Monde et de Libé des comptes-rendus de réunions auxquelles j'avais participé.
J'étais jeune, dynamique, on m'affecta donc au service d'ordre. Nos leaders étaient, je m'en souviens, extrêmement charismatiques, prenaient soin de nous, nous valorisaient. Nos missions consistaient, dans un premier temps, à assurer la sécurité des responsables nationaux de l'UNEF-ID, mais aussi d'autres syndicats étudiants avec lesquels nous étions en pourparlers. Ces jeunes gens (voir ici, ici et ici), à peine plus âgés que nous, formés à la lutte politique, nous apparaissaient comme des chefs intouchables et précieux, porteurs d'un idéal au contour flou mais auquel, étant donnée notre maturité intellectuelle, nous adhérions corps et âmes.
C'était l'époque de la première cohabitation, une période étrange où le Président de la République, François Mitterrand, faisait figure de forteresse assiégée par les jeunes loups du RPR, affichant il est vrai un cynisme libéral qui avait de quoi choquer. C'était l'époque de la constitution et de l'âge d'or de l'association SOS racisme, aux concerts de laquelle nous assistions, communiant aux chansons de Daniel Balavoine, agitant nos briquets.
Les premières manifestations se tinrent mi novembre. Membres du service d'ordre, nous disposions de brassards, nous encadrions la foule colorée qui criait "A bas, à bas la sélection" et "Devaquet, si tu savais..." Nous repérions les jolies filles, nous guidions le troupeau, écartions les indésirables.
Le soir, nous nous retrouvions dans un petit café de la rue de Mirbel, dont le patron communiste nous offrait la tournée. Attablés face à nos spaghettis froids ou notre foie de veau, nous recevions des délégations successives de lycéens, de transfuges du parti communiste, de membres de la CGT, de la LCR, venus nous présenter leur hommage ou nous offrir leur appui. Jusque tard dans la nuit, nous buvions et refaisions le monde. Et Robert, le patron, levait son verre, s'esclaffait, et chantait l'Internationale. C'est dans ce petit bar enfumé que furent créés le Mouvement des Jeunes Socialistes et le syndicat lycéen FIDL.
A mesure que le mouvement prenait de l'ampleur, que nos soirées se multipliaient entre leaders et leurs accompagnants (étions-nous vraiment devenus des gardes du corps ?), nous étions toujours plus fascinés par le calme apparent et la clairvoyance politique qu'ils affichaient : "C'est simple, m'expliquait l'un d'eux, je suis à présent délégué régional du PS, et dans deux ans je peux postuler à un siège de député". Il n'avait pas menti : le programme s'est, pour ce qui le concerne, accompli comme il l'avait dessiné.
Il se créait progressivement un effet d'amplification, du fait de l'absence d'interlocuteurs autres que des CRS ou des voltigeurs. La fac nous appartenait. Nous y dormions la nuit avec nos battes de base-ball, attendant l'irruption des étudiants du GUD venus casser du gaucho. Les Assemblées Générales se faisaient houleuses : à l'une d'entre elle, quelqu'un balança du gaz lacrymogène. Nous finîmes par garder les entrées. A vingt ou trente, nous bloquions les issues, exigeant de fouiller tous les sacs. Certains enseignants s'y prêtaient avec plaisir. Ceux qui protestaient, nous ne les laissions pas entrer.
Bientôt vint la période des concerts organisés dans les amphis, le soir. Je me rappelle particulièrement celui de Bérurier noir. Sur l'estrade trônaient des colonnes d'amplificateurs, nous étions tous assis ou allongés sur les tables, moi, consciencieux, veillant à apaiser les ivrognes que nous avions invité. J'avais tout juste dix-huit ans, et voilà que je couvais tous ces étudiants du regard ; par je ne sais quel sentiment de plénitude je les sentais à notre main, nous les membres du service d'ordre qui pouvions à tout instant leur imposer nos décisions, sous des prétextes fallacieux ("le GUD a annoncé qu'il débarquerait, il faut bloquer l'entrée C! On se magne, on dégage, on dégage").
Je ne me rappelle pas qu'il y ait eu à l'époque des non-grévistes. Nous avions très tôt organisé des débrayages si musclés que personne ne se serait risqué à nous affronter de nouveau. Les enseignants qui protestaient, nous les regardions avec commisération (j'ai retrouvé ce regard chez l'étudiant qui figure en photo, adossé à un mur, dans la note précédente). Toute la presse était avec nous. Le seul bémol fut émis par un éditorialiste du Figaro, Louis Pauwells, qui nous avait traités de "zombis". Vers la même époque, ou un peu après, Finkielkraut avait publié son pamphlet "La défaite de la pensée", à quoi Harlem Désir avait répondu que Finkielkraut ne connaissait rien à la jeunesse d'aujourd'hui: "Jamais, écrivait-il, les jeunes Français n'ont autant lu qu'aujourd'hui. Et si l'on regardait sur leurs tables de chevets, on y verrait trôner des romans de Zola, de Balzac et des poèmes de Victor Hugo".
Aucun argument contraire ne pouvait parvenir jusqu'à nous. Si l'on nous traitait de zombis, nous tournions nos regards larmoyants vers nos leaders qui nous rassuraient : "Non, vous n'êtes pas des zombis". Ainsi s'était créée une échelle de domination bien étrange : nous étions, membres du service d'ordre, de toutes les actions coup de poing et de toutes les réunions, et ce faisant nous obéissions à des ordres. Mais en-dessous de nous, se tenait la masse des étudiants mobilisés, qui obéissaient à nos injonctions. Chacun avait donc sa part de puissance, et nous étions grisés car le gouvernement pliait, le peuple nous appuyait, et les violences, grenades à tir tendu, puis meurtre commis par les voltigeurs, tout cela s'inscrivait pour nous dans une logique de confrontation et de lutte. A aucun moment nous ne nous sommes posé la question de savoir s'il valait la peine de perdre un oeil, ou une main, ou enfin la vie, pour une chose aussi futile qu'une sélection à l'Université qui, considérée avec quelque recul, s'imposait ; c'était le moment où les "80% d'une classe d'âge" commençaient effectivement à se masser à la porte de l'Université.
Le discours politique tenait peu de place dans nos vies, à nous qui étions en fin de compte des hommes de main. Nous allions passer la nuit chez les uns, chez les autres, fumant, buvant, nous pelotonnant sur des coussins ou des tapis, enlaçant nos conquêtes du jour qui sentaient le tabac et l'alcool tout comme nous. Camembert, charcuterie, spaghettis bolognaises. Quatre heures, cinq heures du matin, par petits groupes, à chuchoter. Puis nous envahissions les cafés du coin quand ils avaient ouvert, mangions nos tartines beurrées, et reprenions le chemin de l'université, crasseux, poisseux, les yeux injectés de sang, pour bloquer les entrées, commémorer la victoire qui s'annonçait, etc.
On sait que le projet fut retiré à la suite de la mort de ce jeune homme qui s'appelait Malik Oussekine et qui n'avait eu que le tort de se trouver là, un soir, en fin de manifestation. On sait qu'Alain Devaquet, professeur de médecine à Paris VI, démissionna aussitôt de ses fonctions ministérielles et je crois que cette affaire fut une épreuve effroyable pour lui. Aujourd'hui je me rends compte que son projet était clairvoyant et opportun. Il n'a pas eu la chance de trouver des confrères à sa hauteur pour le défendre autrement qu'en se raidissant dans leurs certitudes de notables et en faisant donner la troupe.
Mais il est temps de conclure.
Après le retrait du projet, nous nous trouvions dans cette situation étrange de vouloir à tout prix prolonger, prolonger cette parenthèse de vie commune, de fusion dans un groupe qui occupait notre esprit. Nous ne pensions qu'en fonction de ce que pensaient les autres - les autres, c'est-à-dire les 20 ou trente étudiants de Paris III avec qui nous avions partagé des moments d'ivresse, d'euphorie.
Arriva le mois de janvier et le moment de reprendre les cours. Un professeur mal luné avait décrété que son partiel aurait lieu à la date initialement prévue. Assis face à ma copie, sujet entre les mains, et bien qu'il y ait eu entretemps les vacances de Noël, je me suis rendu compte que j'étais encore ivre, que les lignes s'entremêlaient sous mes yeux et que je ne comprenais rien. Je me suis donc levé et suis parti, abandonnant l'Université. Je n'y ai pas remis les pieds durant six mois, moment où je me suis réinscrit pour entreprendre d'autres études.
Avec le temps, et comme je me rendais compte que la mobilisation permanente finissait par me peser - je recevais de temps en temps des coups de fil de la coordination étudiante qui organisait régulièrement des "coups médiatiques", par exemple pour dénoncer la privatisation des chaînes de télévision qui ne nous concernait en rien - j'ai fini par éprouver une sorte de nausée inexplicable. Quand les membres de la coordination m'appelaient, j'éprouvais un haut-le-coeur, une envie de vomir. Je me suis interrogé sur ce que nous avions effectivement vécu et accompli. Ce que nous avions vécu : soirées folles, exubérance, joie, ivresse du pouvoir. Ce que nous avions accompli : qui saurait le dire exactement ?
Et je me suis sérieusement posé la question de savoir si, dans un autre contexte, je serais entré dans les jeunesses hitlériennes, entouré de chefs charismatiques, porté par un élan d'ampleur nationale, avec le soutien de la population, atmosphère telle que l'on peut se dispenser de s'interroger sur la valeur, la justesse, la droiture de nos actes. Je me suis interrogé sur ce qu'implique l'abandon ou le sacrifice d'une éthique personnelle, forgée par l'éducation de nos parents, à des mouvements de foule où l'action individuelle est sans conséquences car non soumise à jugement. Interrogé sur la facilité avec laquelle on peut se dédouaner d'avoir agi sans réflexion personnelle, sur ordre, de n'avoir été qu'un exécutant comme s'il était possible, dans la vie, de se proclamer d'office irresponsable, irréfléchi, et surtout d'en tirer gloire.
J'ai fait part de mes doutes, quelques mois plus tard, aux anciens compagnons qu'il m'arrivait de recroiser : ils ont cessé de m'adresser la parole.
Voilà pourquoi je comprends parfaitement l'attitude de ces jeunes gens qui hier bloquaient ma salle de cours, me qualifiaient de "mec qui ne veut pas sortir", respirant la fierté de n'être rien au sein d'une masse, d'être irresponsable, de vivre dans l'impunité, et voilà pourquoi ces situations me font remonter cette vieille nausée que j'ai éprouvée à l'égard de ma propre attitude, en 1986.
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