Mes lecteurs le savent: mon idéal d'existence consiste à boire des daïquiris sur le bord d'une piscine (variante: des caïpirinhas sur les berges de l'Iratapuru ou du Tapajos).
Quelle ne fut ma déception, donc, lorsque je dus suspendre ma lyre et contempler les fleuves de Babylone en songeant à Sion, c'est-à-dire au temps béni où j'étais maître de mon temps.
Le passage de maître de conférences à esclave de séminaires est douloureux. Voyons les choses en face: je me suis mué, en quelques mois, en directeur de recherches, c'est-à-dire en secrétaire doublé d'agent de voyage.
Mes samedis et dimanches passent dans la rédaction de compte-rendus. Mes apparitions au labo consistent à vérifier si tout le monde a reçu son billet de train ou d'avion. Entre deux interventions de collègues chercheurs j'appelle un restaurant pour savoir s'ils peuvent recevoir 20 personnes au jour dit.
Plus sérieusement, je travaille actuellement sur deux programmes: l'un consacré à l'application des sciences sociales aux sociétés animales, l'autre sur la restauration des corridors biologiques en zone fortement anthropisée. Evidemment, il est déconseillé d'entreprendre deux programmes en même temps mais il s'agit d'une coïncidence: le deuxième avait été classé en liste complémentaire il y a un an et le Ministère de l'Ecologie a dégagé des fonds il y a trois mois de cela.
25 personnes se sont greffées au premier programme. 4 au deuxième. Or mon inclination naturelle pour la thématique du premier commence à se tourner vers le second.
Il est difficile d'expliquer le pourquoi de la chose, mais on lance généralement des programmes par intérêt intellectuel pour la question posée. On trouve des financements, des masters ou des doctorants, mais c'est la politique d'alliance établie au lancement du programme qui va conditionner la dynamique, c'est-à-dire la situation d'interlocution, la logistique adaptée, et les terrains explorables. Selon les participants, nous viserons les loups du Mercantour, les éléphants du Laos, les vaches de Vendée, les Babouins du Gabon. Le centre de gravité sera l'éthologie, ou l'histoire, ou la géographie, ou les neurosciences: tout dépend de qui s'investit, répond positivement, interagit.
Je lance une publication dans une revue de rang A. L'accord de l'éditeur étant acquis, les réponses fusent: "je participe à la publication mais je n'aurai pas le temps d'aller au-delà". Nous retombons dans le schéma habituel: quelle que soit la cohérence que l'on voulait donner à l'ensemble, nous voilà repartis pour des textes épars dont certains seront des resucées. Sur 25 participants il en reste 4 effectivement investis par le projet lui-même, les quatre avec qui je vais travailler sur le programme ANR.
Or la patience n'est pas ma qualité principale, la tolérance non plus.
Dans mes discussions avec François-Michel, je mesure le poids respectif qu'il accorde à chacun en fonction de sa position institutionnelle, du directeur de tel ou tel labo, et du bouclier de protections que revêtent certains doctorants recrutés à la marge. Il estime que l'on peut tolérer un certain degré d'incompétence dans la mesure où, ne nous faisons pas d'illusions, c'est le coordinateur du programme qui rattrape les bévues des uns et des autres, réécrit ce qu'il faut réécrire, et se tape évidemment les mises en forme, corrections, harmonisation. Cela il l'assume en silence et le tient pour une réalité insurpassable. "Sais-tu le temps que j'ai passé à réécrire le chapitre de Bidule?" me dit-il. "Certes, lui réponds-je, mais Bidule ne t'avait pas, EN PLUS, craché à la gueule."
Cette patience-là, je ne l'ai pas. Je pourrais réécrire, mettre en forme, harmoniser, mais passer sous silence ce qui me met en colère, je ne le pourrais pas. Cela, et le fait que je ne supporte pas d'être contrarié, qu'à la troisième remarque j'explose, et que j'ai une tendance au despostisme bien marquée. Comment se fait-il, alors, que je boive du jus de couleuvre assis à mon bureau?
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