Deux réflexions préalables :d’abord l’hostilité. Goffman (les rites d’interaction) évoque nos attitudes lorsque nous percevons un sentiment d’hostilité (humilité, etc.). Mais qu’est-ce qui, objectivement, nous permet de dire qu’il y a de l’hostilité dans l’air ? Car j’ai ressenti, une fois où j’entrais seul dans l’étable, une hostilité très nette des vaches qui s’interrompirent dans leur repas. Mais comment affirmer que les vaches étaient hostiles, sinon par le fait que je l’ai ressenti ? C’est donc le postulat : pour percevoir la subjectivité de l’animal, il n’est pas d’autre outil que la subjectivité du chercheur.
Ensuite, la question de la temporalité. Si je veux comprendre ce qui se passe dans la tête d’une vache, et la manière dont elle voit le monde, il faut constituer son monde. J’entends par là, pas uniquement la « signification » au sens que lui donne Uëxkull, mais la temporalité dans laquelle évolue la vache, constituée de repas, de rumination, et de repos. Ses journées s’organisent différemment de la nôtre, et la digestion active – le fait de ruminer – est une activité que nous ne connaissons pas, dont nous ne savons quelles sensations elle procure, etc. La vie d’un herbivore oblige à repenser la manière dont nous concevons les repas, la sociabilité, le programme d’une journée…
1er mai. Arrivé à huit heures. Encore le branle-bas : on déplace les génisses jusque là gardées dans le bâtiment d’engraissement, faute de place, et on transfère sept vilaines pour engraisser : césarienne, bassin étroit, stérilité, pas fine, boiteuse. Elles y resteront trois ou quatre mois. L’abattoir n’est pas venu chercher l’une de celles qui attendaient : ce sont eux qui décident si ont besoin ou non.
Je demande à Jean s’il n’a pas d’autres corneilles à relâcher ; il a une pie. Ravi, je demande à l’emmener avec moi pour l’étudier. Amandine me prête une cage, et je la garde sous un arbre en attendant de repasser.
Je pars au champ – en fait dans le champ d’à côté, qu’ombragent deux chênes.
Voici les noms des seize vaches présentes :
7809
ALEXANDRA
7636 CRISTINA: mi-teinte; poils oreille masque identification
7703 MARIA: teint pâle; oreille gauche déchirée, oreille droite fendue
7764
LUCINDA
7793
MADALENA
7832 CARLA
7248 LUISA
7743
YASMINA
7858 MARTA: teint pâle, corne gauche intacte, pointe noire.
7782 LAURA
7612 JULIA
7227 SONIA: teint pâle, cornes longues et tombantes
7635 EVA
7823 SARAH : teint foncé, cornes bien blanches.
7791 MARCIA
7654 MANUELA
Comme hier, je m’assois à la lisière du champ et les laisse venir me renifler.
Marta et Madalena s’approchent, Madalena rumine déjà tout en
me reniflant, Marta me lèche la main gauche. Basilic se laisse caresser mais je
n’insiste pas trop. Au bout d’un quart d’heure elles s’éloignent, ce qui est bc
moins longtemps qu’hier, seule Marta reste devant moi, puis rejoint les autres.
Elles m’ont donc reconnu : je ne suis plus une nouveauté pour elle. Autre
possibilité : hier j’étais vêtu en bleu comme Cyril et son père, et
aujourd’hui je porte un ravissant sweat-shirt jaune « Camel Trophy »
maculé de taches de graisse, et elles sont moins intéressées.
L’herbe est bruissante de moustiques (des gros cousins).
Là
où je suis, j’ai le soleil en face, je pars donc de l’autre côté du champ
m’asseoir sous le chêne du fond. Les herbes sont hautes, les chemins tracés par
les vaches et les endroits où elles se sont couchées sont bien visibles. Le sol
est piétiné à son pied, l’endroit leur est donc familier. Je suis plein de
bouse et mon cahier aussi, j’arrache quelques feuilles.
A 10h du matin, une dizaine en ligne, dont cinq forment la garde rapprochée de Basilic. Il y en a trois isolées à l’est. Elles sont tournées vers l’est.
A 10H05, comme je le pensais, Basilic veut se gratter à mon arbre. Il se place à cinq mètres de moi, baisse et relève la tête, gratte le sol et meugle : tout l’arsenal de messages dont un seul suffirait. Je m’écarte donc, et il vient se frotter à l’arbre. Noter qu’il ne renifle pas l’endroit où je me trouvais, il doit s’en ficher. Les vaches s’approchent de lui mais pas de l’arbre. A cette distance je peux les identifier si je regarde dans le zoom, mais à plus de huit mètres c’est impossible. Il faut donc que je les reconnaisse à leur robe et à la forme de leurs cornes. Le simple fait de leur donner des prénoms m’a permis de constater qu’entre hier et aujourd’hui ce ne sont pas les mêmes qui se sont montrées curieuses. Hier c’était Laura, Julia et Lucinda qui m’approchait au plus près.
Elles repartent toutes vers l’est, vers l’extrémité du champ. Elles ne broutent vraiment pas systématiquement : comme s’alignent ou se rejoignent à qui mieux mieux, elles relèvent souvent la tête, font quelques pas, se remettent à brouter.
A 10h15, je me rapproche un peu. Continuent de brouter mais tournées vers moi. A 10h25, le temps se couvre. Elles sont revenues à leur emplacement initial et commencent à ruminer. A 10h30 je m’assois à côté d’elles (je remarque une 7654 que je n’avais pas notée mais je ne sais où j’ai fait l’erreur. Elle s’approche de moi, je la filme). Je suis à présent entouré par Marta, Cristina, Julia, Luisa (plus âgée), Lucinda et Eva. Marta qui m’avait si bien reniflé tout à l’heure me donne un coup de corne dans la tempe ; pas bien méchant, mais je repasse sous la barrière. Cristina lui donne un coup de corne et l’écarte : bien fait, méchante ! Puis c’est Julia qui la pousse. Donc Marta n’est pas une chef de file, loin s’en faut.
Julia se couche, Eva se tient debout tout contre elle ; Julia repose sa tête contre le flanc d’Eva, puis passe la tête sous son corps, paisiblement ; ces deux là sont manifestement copines.
A 10h55 tout le monde est couché et rumine, yeux fermés. De temps en temps une se relève, broute quelques touffes, se couche à nouveau. Je reviens dans le champ et je m’allonge aussi.
A 11h20 elles ne ruminent plus : certaines piquent un roupillon.
11h35 : le grand sommeil. Leurs têtes sont posées sur le sol, plus rien ne bouge.
A Midi, pareil, je décide de partir car le soleil s’est mis à cogner. Quand je repasse à la ferme, Jean, Cyril et Jérôme aménagent une charrette, ils ont l’air contrarié. Ils m’apprennent que Marta est connue pour être difficile : « C’est bien pour ça qu’on n’a pas pu lui couper la deuxième corne. » Je n’insiste pas, mais quand je veux emmener ma pie, celle-ci parvient à ouvrir la porte de la cage et s’envole. Je la croise cent mètres plus loin quand je passe en voiture.
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