Mercredi 7 octobre
Fin du premier séminaire. Je m’étais levé à cinq heures pour
terminer mon powerpoint – sans grand mérite d’ailleurs étant donné le décalage
horaire.
Je suis à présent fatigué et un peu déçu. J’ai proposé un abord
épistémologique de l’anthropologie au tournant du XXe, et l’alliance écologiste
indigéniste des années 1990. J’ai proposé qu’on cesse de confondre pétitions de
principe (la diversité culturelle est génératrice de diversité biologique) et
concepts, en prenant l’exemple de la chasse par le feu pratiquée dans le bush
australien, dont on se rend compte qu’elle a provoqué l’extinction de la
mégafaune (varan géant, émeu géant, thylacoleo, etc.). Valoriser les paysages
culturels issus de ce type de chasse, et les ériger en promoteurs de
biodiversité, c’est dire qu’on ne doit pas interrompre la déforestation en
Amazonie car dans 50000 ans des écosystèmes originaux se seront constitués
autour du bœuf et du soja.
J’ai suggéré alors que les anthropologues cessent de
confondre écologisme et écologie, et ne se posent pas en écologues s’ils ne
maîtrisent par les bases de cette science.
Dans le débat qui s’est ensuivi, je me suis vu rappeler que
les concepts étaient forcément idéologiques, et, pour résumer, que si j’établis
des priorités entre l’incendie qui ravage ma maison, le robinet qui coule et le
tableau qui n’est pas droit, je ne dois pas oublier qu’il y a au départ une
subjectivité qui classe et hiérarchise. Or la réponse est simple : ce
n’est pas ma subjectivité qui décide des priorités, c’est la réalité. Dommage
qu’on ne m’ait pas fait cette remarque…
Le soir tombe, il fait incroyablement lourd, le temps paraît
mué en plomb, et l’on se croirait dans une toile de Whistler : harmonie en gris et vert.
A PROPOS D'UNE EVALUATION...
J’ai reçu, après treize mois d’évaluation, les commentaires
de trois rapporteurs concernant un article sur le chamanisme dans le bassin de
l’Oyapock. Cet article m’avait coûté deux ans de travail et me cassait
singulièrement les pieds, outre le fait que de vilains chamans avaient tenté de
me réduire au silence en me perçant un poumon.
Alors, voici ce que dit le premier évaluateur (qui suggère
des révisions majeures) :
Le fond
Le cœur de cet article constitue un excellent
compte rendu des transformations du rôle politique du chamanisme en Amazonie
brésilienne. Là est la force du corps du texte. L’histoire de l’événement
épidémique est captivante et constitue une entrée en matière originale et
pertinente pour introduire la revue ethnohistorique du rôle du pajé dans l’Uaça.
Le contenu du texte à venir, ainsi que la thèse amenée (à savoir que le rôle du
pajé change avec les événements qui se produisent dans et autour des villages) ne
sont pourtant pas clairement élicités
dans l’introduction et deviennent incongrus lorsque l’on arrive à la conclusion; cette dernière déroge du corps du texte et apporte une
nouvelle thèse explicative de l’événement épidémique plutôt que d’ouvrir sur de
nouvelles pistes de compréhensions en matière de chamanisme. Contrairement au
reste du texte qui articule contexte et théorie anthropologique de manière
originale et sophistiquée, l’article conclut avec compréhension ethnocentrique,
voire psycho-analytique, de l’adolescence, qui viendrait expliquer la gestion
de l’épidémie comme étant une forme de défiance ou de ‘crise d’adolescence’.
Dans l’introduction, l’auteure indique que la
recherche a pris un autre tournant que celui prévu sans préciser clairement
lequel; elle nous amène plutôt dans l’événement récent qui a perturbé tout le
village, incluant le rôle des pajé. Ce point d’entrée sert par la suite à
procurer une revue ethnohistorique des pajés ayant progressivement céder leur
place aux caciques et plus récemment aux techniciens. Les raisons évoqués pour
ces transformations sont entre autre la perturbation épidémique qui renvoie à
des expériences antérieures d’épidémies au milieu du siècle, mais aussi à la
nécessité de mieux s’accorder avec les changements liés à de nouvelles
relations avec la société nationale et globale. Dans ce parcours historique on
apprend quelles sont les explications de l’épidémie en lien avec le surnaturel,
lien vaguement endossé par l’auteure alors qu’elle indique entre autre, qu’une
psychologue confirme que les symptômes vécus ne relèvent pas de la médecine; ce
qui est en accord avec les discours par la suite élucidés (ceux ramenant au
passé). Cette ethnohistoire se fait apparemment, car il faut deviner, par des
entretiens ayant lieu entre 2005-2007 lorsque l’auteure circule dans les
villages. Des documents sont ensuite consultés pour reconstruire l’histoire en
fonction du présent.
Il n’est de fait pas certain ce que l’auteur a
accomplit pendant son terrain, à qui il a parlé, de quelle manière et de quoi. S’il
conclut sur la prise en charge du village par les adolescents, et voit cela
comme une défiance (et semble le suggérer à ses interlocuteurs, ce qui pose des
problèmes éthiques) pourquoi ces acteurs et leur discours n’apparaissent-ils
pas dans le reste du texte? Des réflexions très pointues et pertinentes sont
apportées au sujet des transformations du rôle politique des pajés dans le
temps et en cela l’article pourrait se tenir. Mais il est difficile de comprendre le cœur du texte avec l’actuelle introduction
et surtout, avec la conclusion qui vient, tel que déjà mentionné, en quelque
sorte discréditer l’utilité du reste du texte.
Le
commentaire est intéressant et constructif, mais j’attire l’attention de mes
lecteurs à moi sur l’étrange changement de sexe qui s’opère entre les deux
premiers paragraphes et le troisième. S’agissant de chamanisme, on peut
suggérer qu’il s’agit d’un phénomène courant, mais une autre explication est
possible. Le lecteur a commencé à rédiger sa fiche d’évaluation il y a six
mois, sans prendre vraiment garde au sexe de l’auteur, songeant qu’il
compléterait cela bientôt en rectifiant de menus détails. Il l’a repris six
mois plus tard, mais toute l’affaire lui tombait des mains tellement il ne
supportait plus cet article et les récriminations du comité de rédaction. Il a
donc bouclé son dernier paragraphe, en m’attribuant cette fois le sexe masculin,
mais n’a pas eu le courage de relire les deux premiers. C’est pourquoi il note
le caractère totalement décalé de ma conclusion : il l’a lue à distance du
reste et cela ne collait plus avec son souvenir.
Le deuxième
relecteur trouve l’article « excellent », pour de bonnes ou de
mauvaises raisons cela importe peu.
Mais la
troisième fiche de lecture mérite le déplacement, et pourrait intégrer un
florilège des stratégies des relecteurs qui ignorent le sujet et ne veulent pas
le laisser paraître :
Le fond :
Cet article cherche à montrer comment s’articulent
chamanisme et politique dans l’ensemble territorial de l’Uaça, au nord du
Brésil, où coexistent Palikur, Galibi Marworno et Karipuna. En partant d’une
situation de crise dans un village amérindien où un groupe de jeunes
adolescents est frappé en 2007 d’hallucinations et souffre de pulsions
suicidaires, l’auteur s’interroge sur la mutation du rôle social et politique
des chamans.
L’ensemble de l’article traduit une méconnaissance de
l’anthropologie religieuse et politique, indispensable pour traiter de ce
thème. Il serait par exemple important de citer le débat Clastres-Descola sur
l’importance du pouvoir politique des chamans dans les sociétés amazoniennes.
Il serait extrêmement utile de faire
allusion à la littérature existante sur les divers courants missionnaires
et leurs influences afin de ne pas généraliser comme le fait l’auteur en parlant
de « catholiques et protestants ». Selon les églises protestantes
(évangélistes de l’ILV, pentecôtistes etc…) les impacts ont été différents.
Les thèses de Whitehead sont utilisées par l’auteur
mais en les calquant sur une réalité qui, manifestement, n’a pas été
ethnographiée par lui dans ce sens. Beaucoup
de généralités traduisent son manque d’ethnographie des caractéristiques
politico-religieuses des groupes mentionnés.
L’ensemble du texte apparaît comme un patchwork fait
de références à des auteurs ou à des époques pas toujours pertinentes comme
« les sorcières de Salem » ou « les possédés » de Morzine.
Là encore l’auteur manque de connaissances globales dans le domaine du
religieux pour esquisser de tels rapprochements. (…)
La forme :
Tout au long du texte, des généralités nuisent à la
compréhension des idées évoquées et le manque de précision quant aux lieux, aux
personnes ou aux époques donne l’impression d’un article mal construit et mal
rédigé. L’introduction est
incompréhensible avec un mélange de détails et de généralisations mal
articulés.
Recommandations :
1/ L’ensemble du texte serait à reconstruire et
approfondir en tenant compte de toute une littérature en relation avec les
cadres théoriques cités (religieux et politique) et en utilisant une
ethnographie précise des faits relatés.
2/ Il serait important d’éclaircir les aspects
méthodologiques du travail de terrain : début de l’enquête 2005. Où
a-t-elle lieu ? Que se passe-t-il entre 2005 et 2007 ? Que veut dire
p.1 « modifier notre angle d’approche » ? Approche de
quoi ? L’auteur a-t-il été témoin de l’épidémie ? Ou s’agit-il de
données de seconde main ? Il faudrait préciser dès le début dans quel(s)
groupe(s) le travail de terrain a eu lieu. S’agit-il d’une approche
multi-située (voir Markus) ? Et pour quelles raisons ?
3/ Autre proposition : partir de l’idée première
évoquée dans le premier paragraphe – les processus symboliques de
construction territoriale – et montrer comment le chamanisme s’inscrit (ou
pas) dans les trois niveaux mentionnés dans le texte (p.18) soit la ville
d’Oiapoque (où étudint la plupart des jeunes amérindiens affectés par
« l’épidémie »), le village de Kumaruma organisé politiquement selon
les règles brésiliennes, et l’espace territorial avec sa toponymie et ses sites
sacrés ; étudier les problèmes générationnels qui font référence à des valeurs
culturelles différentes ce qui se traduit par des phénomènes de ruptures, de
perte de repères et des comportements suicidaires chez les jeunes. Ceci n’est
pas propre à ces groupes amérindiens du nord Brésil, on peut trouver les mêmes
phénomènes chez les jeunes inuit de l’Arctique canadien ou les Innus du
Labrador. Il existe toute une littérature spécialisée de ces problèmes tant
dans leurs dimensions sociales que religieuses.
J’adore la façon de
démontrer ma méconnaissance d’un sujet en citant des références dont l’une a
vingt ans et l’autre 35. Comme s’il fallait à tout prix intégrer une
problématique (la question des « chefs sans pouvoirs ») qui n’a
strictement rien à voir avec le contexte que je décris. J’aime aussi et surtout
les allusions à mes criants manques de références, les titres et les noms des
auteurs étant soigneusement éludés : « en tenant compte de toute une
littérature en relation avec les cadres théoriques cités… » « Il
existe toute une littérature spécialisée de ces problèmes tant dans leurs
dimensions sociales que religieuses. » Cela m’aide beaucoup, en effet! Je
pourrais ainsi écrire moi-même : « je renvoie le lecteur à la vaste
bibliographie existant à ce sujet et qu’il est donc inutile de détailler ».
De manière plus subtile,
le reproche que m’adressent les trois lecteurs est au fond le fait que je ne
livre aucune interprétation de ce que furent ces épisodes hallucinatoires,
puisqu’il m’est impossible de trancher entre la psychiatrie et le surnaturel,
et que les parents des adolescents en question me tenaient pour responsable des
crises et voulaient me faire avaler mon certificat de naissance.
Je dois à présent
répondre au comité de rédaction en expliquant en quoi j’ai tenu compte des
remarques qui me sont adressées, et aussi et surtout réduire l’article de
moitié (7500 mots maxi) ce qui va trancher pas mal de questions.
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