Par Fantômette
Au terme de la première partie de cette note, nous avons laissé l'animal dans une situation juridiquement ambiguë, comme égaré dans un corpus de normes qui semble ne pouvoir proposer du monde qu'une lecture bi-dimensionnelle, réduite à une seule alternative dans laquelle s'épuise un débat sans fin : l'animal, chose ou personne ?
La protection dont bénéficient les animaux semble les revêtir d'un "halo" de personnification juridique, qui les entoure sans les affecter, les laissant à leur nature d'objets - mais d'objets particuliers, sensibles, sur lesquels, l'homme consent à étendre la protection de la loi, sans pour autant vouloir la fonder sur un autre socle que celui de son bon vouloir.
Car la seule existence de cette protection(1), si elle atteste de la présence d'intérêts dignes d'être reconnus, ne suffit pas à révéler la naissance d'une personnalité de l'animal.
L'idée en a certes pu être soutenue par certains auteurs(2), considérant que les conditions sont réunies pour que l'animal soit investi d'une personnalité juridique technique, limitée le cas échéant aux besoins de sa défense.
Commençons à cet égard par apporter la précision suivante : la question qui se pose en Droit n'est pas celle qui se pose en Philosophie, en Éthologie, ou en Anthropologie.
Un juriste ne se posera pas la question de savoir si l'animal est ou non une personne, si l'homme n'est pas lui-même qu'un animal, ou sur quels critères exactement repose la distinction. Le Droit n'a pas à répondre à cette question pour se construire, car il s'élabore moins autour des faits qu'autour de leur interprétation, ou de la valeur qu'on leur accorde. Le Droit ne décrit pas la réalité, il la fabrique - pour les besoins d'une cause qu'il se donne à défendre.
La notion de personne est une notion juridique. Il ne s'agit pas de déterminer si l'animal est une personne, mais de déterminer s'il pourrait être ainsi qualifié. Nous pouvons donc faire ici l'économie du débat philosophique, dont notre hôte s'est plusieurs fois fait l'écho. Ces considérations, parfaitement respectables au demeurant, n'ont pas vocation à intervenir dans un débat juridique qui peut se limiter à des considérations techniques.
D'où cette précision des auteurs favorables à la personnification du statut de l'animal, il ne s'agit là que de lui accorder une personnalité juridique technique, dont la seule fonction serait de rendre plus efficace une politique de protection de leurs intérêts bien compris.
Cette idée présente un double avantage.
Tout d'abord, et c'est là le premier argument de ceux qui en défendent l'idée, une telle personnification rendrait plus efficace la progression du nombre de droits protégés de l'animal comme leur mise en œuvre. Ensuite, elle permet de ne pas revenir sur cette summa divisio rappelée plus haut, et qui structure le monde autour de ces deux seuls intervenants : les choses et les personnes, seules ces dernières étant sujets de droits.
Toutefois, cet aspect purement fonctionnel de la personnalité juridique en signale également la limite.
Car un sujet de droits n'est pas seulement titulaire de droits. Il est également, et symétriquement titulaires d'obligations - qui l'obligent, par exemple, à respecter les droits d'autrui, que ce dernier pourra lui opposer. Or, pour être incontestablement objets d'une protection juridique, les animaux ne sont pas pour autant sujets d'obligations. Et l'on perçoit mal comment il pourrait en aller autrement, faute pour eux d'être animés d'une volonté libre et éclairée qui les rendrait aptes à assumer les conséquences de leurs fautes.
Comme l'écrit un auteur(3), "cette prétendue personnalité serait [donc] par nature hémiplégique, et son octroi inspiré de préoccupations téléologiques : en dotant l'animal de la personnalité civile, on faciliterait sans doute sa protection en la faisant procéder des besoins mêmes de l'animal, sans passer par un corps prédéterminé de règles de type objectif ; pour autant, cette personnalité ne serait pas à même de l'obliger en conséquence de ses actes, ce qui en établit le caractère purement fonctionnel".
C'est peut-être à raison, pour partie, de ce constat que les propositions se réorientent désormais sur un autre terrain que celui du droit civil, qui est le domaine des droits fondamentaux.
Ce terrain, s'il reste par nature juridique, se situe dans un domaine plus flou - et par conséquent, plus "modulable" - que les solides piliers civilistes évoqués plus haut.
Y émerge alors une nouvelle notion - juridiquement nouvelle, s'entend - qui redécoupe la vision juridique du monde : le vivant.
"[Le terrain des droits fondamentaux] délaissant la composante morale de l'homme classiquement mise à l'honneur dans la philosophie et dans le droit civil, il se pourrait que l'homme soit reconsidéré dans sa nature, pour être explicitement rattaché au domaine du vivant. De la sorte, par la grâce d'un changement de perspective dans la définition de référence de l'homme, le vivant pourrait émerger en tant que catégorie juridique nouvelle [je souligne]. Il en résulterait que la différence entre le vivant et l'inerte serait susceptible de de substituer à la coupure ancienne qui séparait la personne des biens (...) ; il en résulterait surtout que, de l'ancien système au nouveau, l'animal franchirait la grande coupure pour se ranger du côté de l'homme, au lieu d'en être l'autre"(4).
Si, à n'en pas douter, les partisans d'une protection accrue du monde animal se réjouiront d'une telle perspective, il faut noter pourtant que celle-ci se fondera moins sur la reconnaissance ou la considération accordée aux animaux en tant que tel, que sur la volonté de protéger plus efficacement l'homme, exposé à raison de sa proximité avec l'ensemble du vivant. C'est dans la crainte d'une porosité de leurs situations respectives, dans la crainte d'une communauté de destins des espèces vivantes que s'enracine cette nouvelle solidarité entre les hommes et leur environnement. En d'autres termes, le succès de cette proposition - qui reste relatif, mais pourrait se renforcer - tient également peut-être à ce qu'il maintient l'homme et ses droits dans une classique primauté sur laquelle on ne reviendra pas.
Il faut pourtant également s'intéresser à une troisième piste juridique, qui quant à elle, et fort audacieusement, prétend créer, entre les personnes et les choses, une troisième catégorie juridique : les centres d'intérêts. Ces derniers, définis comme des points d'imputation du droit, des ordres juridiques partiels, auraient vocation à s'appliquer, non seulement aux animaux, mais également à d'autres entités - familières et significatives - mais auquelles le Droit peine à trouver une place.
Paradoxalement -mais peut-être le paradoxe n'est-il qu'apparent - l'inventeur(5) de cette troisième voie, G. Farjat, est professeur de droit économique.
Le droit économique est un droit éminemment pragmatique, évolutif, prompt à s'adapter aux inventions d'une pratique jamais à cours d'idées. Or cette discipline juridique connaît depuis longtemps l'existence d'entités dépourvues de personnalité juridique, mais dont l'existence et l'influence ne souffrent aucun conteste possible. Ainsi, l'entreprise, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'est pas une catégorie juridique, la société seule disposant de la personnalité juridique. De même, le groupe de sociétés, ou encore les réseaux de franchisés.
D'autres entités, hors champs économique, sont pointées du doigt comme étant autant de points d'imputation du Droit, sans pour autant que leur nature juridique ne soit clairement définie.
Par exemple, l'embryon. Entre les questions relatives à l'avortement, l'expérimentation, le traitement des embryons surnuméraires, etc, il est aisé de constater que, tout en étant indubitablement un point saturé de Droit et de considérations contradictoires, la question de la nature juridique de l'embryon demeure largement irrésolue.
Mais également, la nature, l'environnement, ou la biodiversité, qui tous, suggère G. Farjat, font de bons candidats à la catégorie de centres d'intérêts.
Quel serait l'intérêt de qualifier ainsi une nouvelle catégorie juridique, et quels développements pourrions-nous en attendre ?
Tout d'abord, reconnaissons que cette idée se fonde sur un certain pragmatisme.
L'ampleur des débats relatifs aux divers acteurs évoqués plus haut, leurs répétitions, les retours sans fin des mêmes arguments et contre-arguments, ne signalent-ils pas que nous faisons face à des notions de fait que les catégories de personnes ou de choses sont en réalité impuissantes à décrire et à qualifier ? L'option qui consiste alors à prendre acte de la difficulté pour en rendre compte au sein d'une nouvelle catégorie, plutôt que d'en forcer la résolution à l'intérieur des anciennes semble alors la plus raisonnable. Comme le dit la parabole : "personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon le vin nouveau fait éclater les outres, le vin se répand, et les outres sont perdues".
Cette notion de centre d'intérêts pourrait en outre servir à mieux rendre compte de la co-existence, autour de ces notions, d'une pluralité d'intérêts, parfois convergents, mais souvent divergents, voire contradictoires, tout en étant traversées par l'idée d'une nécessaire solidarité. G. Farjat fait à ce titre l'hypothèse qu'il s'agit là d'une des raisons de la difficulté pratique d'en penser la nature.
Ainsi, pour l'embryon, ou le foetus. Leur statut est traversé par plusieurs ordres juridiques partiels : les lois sur la bioéthique (destruction des embryons surnuméraires obtenus dans le cadre d'une FIV par ex.), la loi sur l'avortement, mais également le droit des successions (un embryon, dès lors qu'il est conçu, peut hériter d'une succession avant sa naissance). Son statut juridique est donc ambigü. Sans personnalité juridique, son droit à la vie n'est pas absolu, mais sa dignité lui est reconnu. Il pourra posséder un patrimoine, se voir attribuer un état-civil et être inhumé en cas de décès et, victime de blessures involontaires, voir son préjudice personnel réparé. L'on voit bien ici à la fois s'affronter des intérêts contraires pour lesquels il importe de trouver un équilibre, et persister un principe fondamental, qui est en l'occurence celui de la dignité.
Il n'est nul besoin de rappeler le nécessaire équilibre qui devra être trouvé, aussi bien au sujet de la protection de la nature, de la biodiversité ou de l'environnement.
L'histoire de ces divers ordres juridiques n'est que l'histoire d'une permanente recherche d'équilibre et résolution d'intérêts contraires. Là également, la définition pragmatique d'une catégorie juridique pensée dès le départ comme une zone de conflits à résoudre semble plus pertinente que la qualification hâtive et symbolique en choses ou en personnes aux intérêts d'apparence univoques.
Plusieurs effets pourront être attachés à cette reconnaissance juridique.
Le premier, et le principal, sera que le centre d'intérêts pourra bénéficier d'une protection particulière et renforcée, supérieure à celle des choses, sans nécessairement atteindre à celle des personnes.
Symétriquement, il en résultera une charge, une responsabilité élargie de ceux qui y porteront atteinte. Dans la perspective d'une efficacité accrue d'une politique de protection des animaux, ou de l'environnement, disons-le nettement : c'est cet objectif là qui doit prioritairement être atteint, et non pas l'octroi d'une personnalité juridique dont le caractère fictif n'échapperait à personne. L'octroi de la personnalité juridique à un animal, ou à un corridor biologique n'aurait - en pratique - pas grand sens puisqu'il n'en tireraient aucune possibilité d'action étant évidemment voués à être représentés dans la défense de leurs intérêts par des personnes agissant pour leur compte.
Il importe pourtant de prendre mieux en compte leurs intérêts, et la construction de cette troisième catégorie offre des pistes, à cet égard, fort intéressantes ; et si cette piste n'est sans doute pas porteuse du contenu émotionnel qu'une certaine partie du monde occidental porte à l'animal, elle lui offre au moins, nous semble t-il, une place suffisante dans le contentieux.
Cette notion propose, à mon sens, une échapatoire intelligente à l'alternative étouffante posée classiquement, qui ne veut voir du monde et des êtres qu'il abrite que de libres sujets, ou de passifs objets, les premiers, autonomes et responsables, libres de se saisir des seconds, voués à ne leur être qu'utiles ou agréables.
(1) Qui, rappelons-le, ne s'étend pas équitablement sur l'ensemble du règne animal.
(2) Notamment JP Marguenaud, la personnalité juridique de l'animal, D. 1998.205.
(3) Rémy Libchaber, Perspectives sur la situation juridique de l'animal, RTDCiv. 2001 p. 139
(4) Rémy Libchaber, op. cit. p.140
(5) Gérard Farjat, Entre les personnes et les choses, les centres d'intérêts, RTDCiv. 2002, p. 221
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