Je reviens d'un séminaire à l'ENS où l'invitée était une voyante, qui s'est soumise au long de sa carrière à une batterie de tests, en laboratoire ou en réalité, qui ont abouti à la conclusion qu'elle avait des capacités étonnantes, entre autres celui de "voir" des motifs imprimés placés à l'intérieur d'une enveloppe close, et une faculté de prescience.
La position du professeur qui l'invitait, et la sienne propre, était la suivante : nous allons exposer un phénomène que la science refuse de prendre en compte. Lorsque ce phénomène sera classé dans l'ordre des faits (c'est-à-dire, lorsqu'on aura considéré que oui, cela arrive - certaines personnes ont des facultés étonnantes OU les informations circulent par des circuits qui dépassent la perception), sera enfin établie une méthodologie et un protocole susceptible de l'appréhender.
La faille dans la méthode expérimentale et plus généralement, dans le naturalisme occidental, est qu'ils se sont tous deux construits dans une configuration sociale qui a évacué de son champ d'intérêt et de son fonctionnement tout ce qui relève du "para" - paranormal, parapsychique, sorcellerie, division corps/esprit, etc. En d'autres termes le système de pensée qui fonde nos sociétés exclut ce qui ne relève pas du principe de raison (cause/conséquence; déroulement chronologique), ce qui n'est pas reproductible expérimentalement, ou dont l'interprétation repose sur la subjectivité d'un individu uniquement.
Cela ne veut pas dire que ces phénomènes ou facultés ne sont pas appréhendables. Nous disposons de toute la machinerie interprétative qui nous permet d'assister à un film de fantômes ou mettant en scène des télépathes en jouissant de l'intrigue et en y prenant du plaisir. Donc ce système existe à l'état latent, faute de quoi nous nous lèverions et quitterions la salle en ne comprenant rien à ce qui se passe.
Mais il faut distinguer le phénomène du système interprétatif qui l'appréhende. Ainsi, cette voyante expliquait ce qui se passait en elle lorsqu'elle était en "état de voyance". Elle expliquait que l'on "voit" comme on se souvient: sur la base d'un support mémoriel qui fait 1) que nous ne pouvons voir que ce qui serait en quelque sorte stocké dans notre mémoire perceptive (ainsi, un voyant ne pourrait jamais discerner ou décrire une couleur qu'il n'a jamais vue) 2) nous interprétons nos visions en fonction de ce que nous sommes et de notre sensibilité (ayant à discerner, dans une enveloppe, un morceau d'ivoire, un "ami des bêtes" percevra la souffrance de l'éléphant tandis qu'un amateur de safari sentira l'excitation de la chasse). Donc, les principes posés sont que l'extraperception repose sur les mêmes lois que la perception (guidée également par notre vécu et notre sensibilité à tel ou tel aspect de la réalité).
Jusqu'ici tout va bien.
Notons dès à présent la position de l'ethnologue. Dans ce domaine, je ne suis pas censé m'intéresser à la matérialité des faits. Tant dans le cas du chamanisme ou du vaudou que dans celui de l'astrologie ou du tarot, je m'intéresse à la cohérence du système et à ses implications sociales (thérapeuthique, religieux, psychologique...). Je puis donc m'intéresser aux règles et cosmologies qui impliquent certaines formes d'action à distance ou de principes sympathiques comme c'est le cas de la magie, sans pour autant me prononcer sur l'efficience d'un tel système. Par exemple, si une société indigène fonctionne en "mode chamanique", c'est à dire que les rapports homme/gibier ou homme/maladie sont perçus comme étant d'ordre chamanique, le système produit un effet dans la réalité de l'organisation sociale, et je dois m'en satisfaire.
Toujours en tant qu'ethnologue, je dois constater qu'existent de multiples systèmes explicatifs sur le fonctionnement du monde et des choses entre elles, le naturalisme chrétien (la science occidentale) n'étant que l'une d'entre elles. Il s'agit d'une manière de penser les choses et de les agencer. On peut dire dans l'absolu "et c'est la seule valable, car la seule proprement scientifique", mais on prendra un risque en affirmant cela. Cette même science occidentale est également la seule à ne pas se soucier de ce qui fut et demeure parfois la préoccupation centrale de nombreux peuples, c'est à dire les rapports à la divinité ou au surnaturel.
(Photos ci-dessus et ci-dessous prises à Cumuruxatiba - Brésil. Séance de divination par prêtresse d'Umbanda (c) Anthropopotame)
Les systèmes de divinations, les systèmes explicatifs des actions et aléas d'une vie humaine en systèmes métaphoriques ou métonymiques (les astres, les divinités, les sites particuliers, les éléments, les humeurs, la disposition des bâtonnets dans le Yi-Qing, les runes, les augures, etc), tout cela sont des systèmes explicatifs et interprétatifs non-scientifiques. Mais la question qui se pose n'est pas de savoir s'ils sont scientifiques ou non, mais s'ils devinent quelque chose, s'il y a, donc, quelque chose à lire ou à deviner.
La voyante expliquait que tous ces systèmes donnaient des résultats pour la bonne raison que "l'invisible" nous permet d'accéder à lui. Il s'offre à répondre aux questions qui lui sont posées, quel que soit le mode de questionnement, pour la bonne raison qu'il a effectivement quelque chose à dire. Ce disant, elle proposait une interprétation portant sur le mode d'accès à quelque chose, mais non sur ce quelque chose lui-même.
Le lecteur doit comprendre ce point essentiel : ce n'est pas parce qu'un phénomène n'est pas appréhendable rationnellement qu'il n'existe pas. Tout simplement, il n'est pas accessible à la raison, sur laquelle est fondée la science occidentale. Je discerne moi-même parfaitement les limites de l'exercice scientifique appliqué à ces phénomènes, car je dévaloriserais l'explication qu'on me fournira (les divinités parlent) en en proposant une autre, tout aussi peu scientifique ("il s'agit d'un processus psychique par lequel des attentes sont suscitées...") et je conclurais par une explication psychologique ou cognitive (fonctionnement de l'esprit humain) ou anthropologique (place de l'individu dans une société comme système de représentation).
Ci dessous, transe de possession lors d'une séance de Toré chez les Pataxo. Le danseur sur la gauche reçoit un esprit caboclo - (c) Anthropopotame.
En tant qu'individu, en revanche, je puis avoir été intimement frappé par la justesse de certaines interprétations, lectures ou prédictions, et former à leur sujet une représentation cohérente. Le problème survient lorsque je cherche à m'en former une représentation cohérente avec les instruments des disciplines scientifiques recensées et reconnues. La parapsychologie n'est pas une science au motif qu'elle ne répond pas à certains critères, comme le caractère reproductible des résultats, la réfutabilité, et du fait de la labilité du registre explicatif.
La voyante expliquait par exemple qu'elle utilisait, pour certaines consultations, des cartes. "Alors, lui dis-je, la voyance se trouve-t-elle dans les cartes ou dans votre esprit ?" Elle me répondit que les cartes choisies par sa main l'étaient en état de voyance, et que venait ensuite s'ajouter la lecture correcte des prédictions - ce qui distinguait un bon voyant d'un mauvais voyant. Je lui ai cité l'anecdote selon laquelle, dans le système amérindien, un homme mordu par un serpent venimeux est forcément victime de malveillance, non parce que le venin aurait pu ne pas agir mais parce que le serpent n'aurait jamais dû se trouver là. La malveillance et l'intervention d'un tiers vient précisément dans le fait d'avoir placé ce serpent à cet endroit. De même, pour elle, la divination par les cartes venait du fait qu'elle ne tirait pas les cartes au hasard, mais guidée par la voyance.
Nous nous sommes un peu accrochés à ce moment-là parce que j'étais bien obligé de lui poser des questions pour appréhender le phénomène et faire la part de ce qu'elle perçoit et de ce qu'elle se représente à ce sujet. Et c'est là évidemment le principal obstacle à surmonter. Un autre obstacle est que l'on peut admettre qu'il existe des modes énigmatiques de perception (ainsi d'expériences menées sur des chiens dont le comportement est calqué sur celui de leur maître, alors même que le maître se trouve à des kilomètres de là - je ne me prononcerai pas à ce sujet, car je ne dispose pas de ces éléments) et en revanche douter fortement que non seulement il y aurait une circulation d'informations invisibles, mais qu'en plus ces informations pourraient porter sur le futur. Là, j'avoue que je bloque un peu.
En tous cas, à aucun moment cette aimable femme ne s'est levée, pointant sur moi un doigt vengeur et me prédisant un procès !
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