Rêvé cette nuit du jardin de ma tante, en Vendée. J'avais tant arpenté mon chemin de ronde que la terre était comme de pierre, et les herbes encastrées. Mes chaussures étaient usées et fendues, mes pieds durcis éclatés par endroits, et suintaient.
Je tourne en rond.
J'ai repensé à Swann, à la scène fameuse de la Recherche où, alors qu'il cherche à la rencontrer, un soir, il prend conscience qu'il est amoureux d'Odette. A mesure qu'il parcourt les endroits familiers, traverse des boulevards, évite des fiacres, poursuit des silhouettes qui ne sont pas elle, il va substituant à son univers quotidien un monde halluciné, une nuit parisienne où les routines s'effondrent, où les éclats de rire suscitent le malaise et l'angoisse, où les lumières diffusent de faux espoirs. Paris devient alors le miroir de l'amour de Swann, et des formes particulières que prend l'amour en lui.
Imaginons la scène inverse. Swann, bardé de tranquillité d'esprit, parcourt le monde connu, salue des garçons de café, s'assoit à sa table favorite. Il ne voit pas que le serveur a des tentacules en guise de cheveux, que les clients attablés ont la peau verte ou bleue, et que les cailles abondamment servies sont des trompes d'éléphant, des têtes humaines ou des couleuvres emmêlées.
Où réside la réalité? A quel moment Swann et le monde se trouvent-ils coïncider? Où cesse l'hallucination, où commence l'adéquation ou la correspondance entre l'humeur et l'univers qu'elle donne à voir, à entendre et à lire?
On entend dans chaque mariage ces paroles de Saint Paul: quand j'aurais tous les savoirs du monde, quand je parlerais toutes les langues du monde, si je n'ai pas l'amour je ne suis rien. Saint Paul parle d'une forme particulière d'amour, traduit parfois par "charité", et conclut: "les langues disparaîtront, les sciences disparaîtront sans laisser nulle trace. Nous sommes comme des enfants. Nous voyons dans un miroir. Mais alors, ce sera face à face."
Saint Paul parle d'un temps qui fut et reviendra, le temps des êtres transparents et d'un monde translucide. La conscience que nous avons de nous-mêmes, parce qu'elle est réflexive, est une image inversée: à gauche est figuré le côté droit, et vice-versa. Ce que nous appelons amour, dit Saint-Paul, inverse la figure réfléchie, la dédouble, la place en vis-à-vis. Qu'a donc vu Swann alors? A-t-il, dans l'anxiété, vu se déployer son monde intérieur dans sa totalité?
Imaginons une expérience de laboratoire menée sur un homme-chien, un cynanthrope. Il se considère, lui, comme un joyeux compagnon. Les hommes qui l'observent savent pourtant qu'il s'agit d'une chimère, un monstre hybride créé par manipulation génétique.
Le cynanthrope est placé face à un miroir. Des hommes sont derrière ce miroir, qui est sans tain, et l'examinent. Le cynanthrope se doute bien qu'il est l'objet d'une expérience mettant en jeu l'image qu'il a de lui. Il observe une tache rouge placée haut sur sa tempe. Il pense: voilà donc l'objet de l'expérience, on veut savoir quelle conscience j'ai de moi, si je fais bien le lien entre ma personne et cette tache dont on m'a subrepticement marqué. Mais les laborantins se moquent de sa conscience; c'est bien de lui qu'il s'agit. Sagement, usant d'une maladresse feinte, voulant se donner pour pataud, le cynanthrope gratte, gratte.
Derrière le miroir les hommes vont s'affolant: le cobaye se rend-il compte qu'il est en train de se meurtrir? Il s'écorche la tempe, le sang jaillit, il semble ne rien éprouver. Face au miroir l'homme-chien voit la tache grandir, il s'efforce, se concentre, rien n'y fait. Peu à peu la conscience qu'il a de lui disparaît pour laisser place à la tache, au sang qui coule, à la peau, puis la chair, puis l'os. Il parvient à l'intérieur de lui-même. De l'autre côté du miroir, les hommes ne savent qualifier cette scène à laquelle ils assistent. Que voient-ils au fond? Est-ce là ce qu'on voit face à face?
Voilà les interrogations qui fusent à cinq heures du matin, quand on ne sait s'il vaut ou non la peine de se rendormir. Si l'image qu'on a de soi d'un toutou inoffensif, après enquête, s'avérait celle d'un monstre cynique, mordant et affamé, qu'il faut tenir enfermé.
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