Avant d'entamer ce chapitre, il me faut préciser une chose: cette semaine à Cerisy fut exaltante, et nous sommes nombreux à le penser. Nous n'en savons guère plus sur les animaux autres que nous-mêmes, mais dans ce domaine précis nous avons réellement progressé.
De fait il y eut quelques moments de grâce au cours de ce colloque, et la présence de Donna Haraway y est pour beaucoup. Sa gentillesse, son désir d'écouter et de prêter attention, sa manière délicate de reprendre et d'interroger, ont joué un rôle fondamental dans l'équilibre de l'ensemble et dans le relâchement des tensions. Il y eut de bons moments d'apprentissage, avec Thierry Aubin sur le chant des oiseaux, et Xavier Boivin et Alain Boissy, de l'INRA, sur les méthodes d'interprétation du comportement du bétail.
Eric Baratay relatant la vie et les voyages d'une infortunée girafe, Jocelyne Porcher racontant la grève de son chien, ou Dalila Bovet évoquant la sieste des babouins peu désireux de se prêter à des expériences, furent aussi des moments-clés, moments où nous entrions dans le vif du sujet, c'est-à-dire s'il est possible de fonder un savoir sur les animaux dont toute subjectivité - tant la leur que la nôtre - ne serait pas écartée.
Mais voyons à présent le côté expérimental de la production de savoir scientifique, son aspect purement humain de confrontation de savoirs et de pouvoirs au sein d'un espace déterminé (on parle alors de "savoir situé"), c'est-à-dire les dispositifs de relégation ou d'empêchement de parole, mais aussi de congratulation et de renforcement mutuel, qui permettent à une ligne de pensée, et non à une autre, d'émerger.
Afin de décrire, au moins partiellement, ce dispositif de production du savoir, je m'inspire d'une ligne de recherche proposé par le Groupe d'Etudes Constructivistes (GECO), dont l'approche me semble tout à fait pertinente, en particulier les lignes d'analyse suivantes, que je cite presque in extenso:
Construction des savoirs et "interdisciplinarité"
La question de la construction du savoir a longtemps été considérée comme un phénomène subalterne, accessoire, dès lors qu’était accompli l’essentiel, la définition de l’ « objet » du savoir, la détermination de la réalité à décrire. Cette question, qui demande que l’ensemble des procédures et dispositifs d’étude soient tenus pour constitutifs de la réalité des phénomènes étudiés, devient cruciale lorsque les matières dites interdisciplinaires sont abordées car plusieurs modes de construction s’y côtoient sans que soit pensée leur hétérogénéité. (...)
Processus et relation
La philosophie a longtemps fait des concepts de processus et de relation de simples modalités d’existence d’éléments plus fondamentaux comme les notions de substance, d’impression, de choses, etc. Les recherches contemporaines ont de plus en plus mis en avant l’importance du processus (Bergson, James, Whitehead, Simondon et Deleuze) mais aussi de la relation, comme des concepts constitutifs. Il s’agit donc de construire une ontologie à partir de ces deux concepts et de leur interdépendance.
Savoirs situés
Apports des études féministes des sciences, les savoirs situés proposent une discussion sur l’identité traditionnellement « désintéressée », « neutre » et « anhistorique » du savoir académique et scientifique. Ce problème met en tension le caractère situé de la philosophie (sa géophilosophie) et son anhistoricité (recherche d’une pertinence non réductible au contexte de son émergence).
Productions intriquées de savoirs et de pouvoirs
Là où les théories traditionnelles de la connaissance fondent, depuis Platon, les savoirs en les purifiant des pouvoirs trop humains, il s’agit de prendre en compte les multiples liens de co-production et d’entre-capture qui les relient les uns aux autres. A partir de différents modèles historiques que Michel Foucault offre des liens entre savoir et pouvoir dans les sciences humaines (.;.), [il faut] résister aux raccourcis de la dénonciation, se situer au plus loin de la nostalgie d’un savoir détaché de tout pouvoir est d’autant plus crucial que se pose notamment la question, ouverte par certaines versions de l’évolutionisme darwinien et par les biotechnologies du vivant, du mode de construction associé aux savoir/pouvoir affirmant la prise humaine sur ce qui fait les humains.
Réseau hybride d’expérimentation collective
L’approche des pratiques à partir de leurs divergences permet d’expérimenter (....) les pratiques « diplomatiques » de contact entre chercheurs d’horizons différents, mais aussi les échanges de ceux-ci avec des groupes extra-universitaires dont les pratiques mettent en jeu les savoirs et leurs conséquences « non académiques ». Il s’agit de rechercher les modalités de développement d’un appétit commun afin de former des praticiens capables de prendre en compte les implications et les conséquences enchevêtrées de leur pratique. Cette ambition rejoint le thème politique des « forums hybrides » et répond aux nouvelles configurations politiques, sociales et culturelles que vont sans doute devoir prendre en compte la formation et l’activité universitaires.
Ces quelques éléments nous permettent de proposer une ébauche d'analyse "située" de la production du savoir scientifique, en reliant la subjectivité du chercheur (professionnel engagé dans des réseaux, et primate engagé dans des interactions spécifiques), et l'épistémologie, c'est-à-dire le processus de validation de ce savoir une fois ex-situé (décontextualisé), et mis en circulation dans le champ plus vaste et plus atemporel de la connaissance scientifique.
Le colloque de Cerisy sur l'animal avait été co-organisé par un groupe de recherche situé à Bruxelles, dont l'orientation latourienne n'est plus à démontrer. Le groupe se structurait autour d'une Reine-Rouge, de l'héritière en titre, de l'éditeur parisien, et des membres du laboratoire, toutes de sexe féminin. Les différents intervenants avaient été directement sollicités, et il leur avait été demandé d'orienter leurs interventions en fonction des objectifs du colloque, ce que nous savons - ou non - des animaux.
Normalement, ce genre d'événement scientifique est destiné à échanger des vues, à croiser des regards, mais il semble que Cerisy incite plutôt à la détente, à l'entre-soi, au confort mutuel des positions respectives. Et cela apparut très vite, dès les premières interventions, qui semble-t-il n'entraient pas dans le ton prévu par les organisatrices. J'ai raconté l'épisode où un groupe de quatre chercheuses, appartenant à ce groupe, se réunirent dès le deuxième soir, sous les fenêtres ouvertes du château, pour médire à haute voix et à grands éclats de rire de quelques participants qu'elles passaient en revue. Leur situation de pouvoir étant ainsi clairement affirmée, elles pouvaient à bon droit manifester leur indignation lorsqu'un des participants (en l'occurrence, votre serviteur) vint se mêler à leur conversation.
Le lecteur doit se figurer un certain agencement de l'espace: le grenier (où eurent lieu la plupart des séances), le grand salon (où se tint la conclusion), et la double salle à manger, où pouvait tenir une soixantaine de personnes.
Le grenier était une salle allongée, sous les combles. La table des intervenants, à gauche, devant l'écran, où siégeait également l'organisatrice. A droite, presque à la même hauteur, de confortables divans et fauteuils, un peu comme une loge d'opéra. Puis les alignements de chaises, une quarantaine environ.
Dans les premiers temps, la Reine Rouge et son éditeur se fondaient au milieu de la salle. Mais comme ils passaient leur temps à pousser des soupirs d'exaspération au moindre mot prononcé par les intervenants, ils incommodaient ceux qui étaient assis autour d'eux. Ils se rabattirent ensuite sur les fauteuils et le divan. A partir de ce moment, quiconque, et moi en particulier, souhaitait poser une question, devait affronter les regards furieux de l'organisatrice, les dandinements exaspérés de la Reine-Rouge carrée dans son fauteuil, et les prises à partie de l'éditeur réduisant à rien vos paroles, sous-entendant toujours: "tu n'es pas digne d'être publié". Même Baratay eut droit à sa critique éditoriale: "les biographies animales sont un mauvais projet". Lorsqu'ulcéré par ces attitudes on souhaitait se défendre, l'organisatrice, glaciale, annonçait que le temps était écoulé, que la séance était levée. Ainsi, de jour en jour, les questions s'espacèrent ou devinrent de pure forme. Les sept ou huit femmes composant le labo veillaient à ce qu'aucun dialogue ne puisse se nouer avec elles, détournant la tête à chaque commentaire ou propos mondain à elles adressé.
Les salles à manger étaient un autre lieu-clé, sachant que le château était partagé entre deux colloques (animaux et Stieglitz), cependant que nous nous fondions à l'heure des repas pour ne plus former qu'un seul groupe.
Comme il va de soi qu'un des plaisirs de ces journées est de discuter avec des inconnus, la circulation était active de table en table, et rarement me suis-je trouvé assis deux fois avec les mêmes personnes. Mais dans cet ensemble un élément se détachait: la grande table du fond. Quiconque s'enhardissait à y rôder, à vouloir déposer ses fesses ossues sur un des bancs de l'endroit, s'entendait répondre "C'est réservé". Le groupe d'origine, la puissance invitante, donc, préférait trôner à l'écart, sélectionnant parfois parmi les invités un être digne d'être, le temps d'un repas, un commensal. Cette façon très étrange d'estimer que pour soi il est inutile de fricoter avec les malheureux inscrits laissait entendre que la communication devait demeurer à sens unique. En clair, nous nous trouvions davantage dans un contexte de divulgation d'idées préétablies, et nous devions sans doute témoigner de la clairvoyance et de la profondeur de vue de nos amphitryons.
Le salon, enfin, où les chaises étaient disposées en cercles concentriques. Au centre, la puissance invitante, une fois encore, la Reine Rouge couvant du regard l'aimable Donna Haraway qui n'y pouvait mais. Grâce à cet ingénieux dispositif, les commentaires (chaudement sollicités par l'organisatrice) émanant des deuxième et troisième cercles pouvaient aisément être ignorés. Il y avait un fort contraste entre cette demande, formulée presque tendrement, de dire "vos doutes, ce qui vous a fait hésiter, ce qui à un moment ou à un autre a suspendu vos jugements, ébranlé vos convictions, afin que nous partagions ces moments d'incertitude, d'hésitation, cette récalcitrance des choses à se plier à nos convictions...", et le silence glacial qui accueillit mon commentaire final, qui ne fut pas relevé, sinon pour m'entendre dire par une subalterne: "on ne voit pas le rapport entre ce que vous dites et les enjeux soulevés".
Ce que je disais? Je disais qu'il valait la peine de prendre quelque distance, d'aller au-delà ou en-deçà de ce qui fut dit au colloque, pour considérer la manière dont la parole pouvait être prise en compte ou écartée, ridiculisée, disqualifiant ainsi tout apport provenant du paria de service. La manière dont un groupe de primates humains se structure, dans un certain dispositif spatial et temporel, le groupe dominant confisquant la parole, légitimant les participations, afin d'établir un pouvoir sur ces invités que rien de particulier n'unissait, leur interdisant de faire front. Et pour parvenir à un tel résultat, il ne suffisait pas de dire des choses intelligentes ou simplement bien formulées: il fallait en passer par une gestuelle vraiment digne d'intérêt: des regards détournés, de bruyants soupirs, des airs exaspérés, des dandinements ou des sursauts d'impatience, des corps qui se défilent, des déplacements, des éloignements, des silences prolongés, et tout cela, il faut bien le sentir.
Car nous autres humains ne tenons pas uniquement par des mots. Les mots nous servent de monnaie d'échange, ou de fil conducteur. Les conversations intimes, ou anodines, sont un épouillage sans pou, elles sont un prétexte à savourer le plaisir d'être ensemble. Quant aux attitudes agressives ou grossières, elles sont partie intégrante de nos rapports humains, elles jouent un rôle clé dans la structuration des groupes de primates que nous sommes. La science qui émerge de tout cela équivaut au termite pris au brin que le chimpanzé porte à sa bouche: le résultat de multiples configurations, imitations, échanges, solidarités et ostracisme.
C'est volontairement que les organisatrices tablaient sur ces techniques corporelles et faciales pour imposer le silence aux importuns. C'est le poids de ce dispositif qui permettait ou non de tenir compte d'un mot, d'une phrase, d'une position. Le contraste entre les conclusions prononcées par la reine mère sur un ton inspiré, reprenant certains points des exposés, et sa grossièreté au moment où ces mêmes exposés se déroulaient, était stupéfiante. Soudain la science - une certaine science - reprenait ses droits, ou ses prérogatives. Mais ces conclusions n'évoquaient nullement la tension émotionnelle qui avait permis à d'autres groupes de se constituer, dans les marges, dans les "interstices" pour reprendre le mot que goûtait l'éditeur, dont le sourire d'esthète, la gourmandise d'intellectuel, tranchait rudement avec la sécheresse dans l'intimité, comme s'il détenait - et c'était bien le cas - l'ultime couperet: la décision ou non de vous publier.
En conclusion, les lignes de recherche du GECO, et les outils conceptuels utilisé dans ses réflexions, sont parfaitement appropriées à la description, par l'intérieur, des jeux et enjeux de savoirs, de pouvoirs, de violence symbolique et de domination, telles que les ont vécus les participants du colloque de Cerisy.
Les géladas, babouins des hauts plateaux d'Ethiopie, sont les seuls singes "brouteurs" en ce sens qu'ils passent leur temps à arracher de l'herbe à la main sur ces hauts plateaux dépourvus d'arbres. En conséquence de quoi, ayant les mains occupés, ils ne peuvent s'épouiller pour construire du lien social.
Aussi, ces singes sont parmi les plus bruyants, émettant en quasi-permanence (sauf lorsqu'ils dorment) des sons plus ou moins articulés qui permettent de maintenir les liens sociaux au sein du groupe et de ses sous-groupes (les groupes pouvant atteindre 300 individus).
Autre exemple, donc, d'un épouillage en absence de poux, par l'intermédiaire de sons plus ou moins articulés...
Rédigé par : Alscion | mardi 13 juil 2010 à 13:50
Tiens tiens... j'en déduis que les géladas, passant leur temps à brouter tout en émettant des sons articulés, ont une fâcheuse tendance à parler la bouche pleine?
Ce serait donc là, à nouveau, une convergence avec les scènes que je décris, où la bienséance et la politesse furent malmenées :)
J'espère que tout va bien en Norvège!
Rédigé par : anthropopotame | mardi 13 juil 2010 à 13:59
Je n'ai pas dit qu'ils parlaient, mais qu'ils émettaient des sons plus ou moins articulés. Soupirer, grogner ou flatuler la bouche pleine est-il malpoli ? J'ai bien une idée pour le dernier cas, mais mon référentiel gélada est assez limité. Pour une description du phénomène, voir "Life of Mammals", un coffret dvd de l'illustrissime David Attenborough. Se plonger dans des heures de visionnage d'émissions animalières (de qualité, sans commentaires lénifiants) me semble un moyen appréciable d'appréhender la diversité et la richesse du monde animal...
Rédigé par : alscion | mardi 13 juil 2010 à 14:30
Je dois également préciser, afin de ne pas faire passer les géladas pour d'affreux malpropres, qu'ils s'épouillent malgré tout, mais passent moins de temps pour cette activité que les autres babouins.
Rédigé par : alscion | mardi 13 juil 2010 à 14:37
Tu as raison, j'ai déformé ton propos. J'aurais dû dire qu'ils "communiquent la bouche pleine" ou qu'ils "ont des interactions sociales la bouche pleine" :)
Ceci afin de ne pas sombrer dans l'anthropomorphisme!
Rédigé par : anthropopotame | mardi 13 juil 2010 à 16:59
Votre analyse n'est-elle pas elle-même un peu latourienne? Les schémas, notamment, de l'organisation des salles, votre analyse de la façon dont l'espace des différentes salles se met à "servir" les paroles et les gestes des uns, m'évoquent ce que disait Latour (de mémoire) sur la (re-)matérialisation du monde par la technique, adaptée ici à la (re-)matérialisation des controverses par l'architecture et le mobilier.
On finit par se demander si l'organisation circulaire de la parole (la grande salle) - lorsqu'elle est controversée - n'est pas un "faux ami".
Rédigé par : Fantômette | lundi 19 juil 2010 à 19:55
Huhu, Fantômette, vous me connaissez: je n'ai pu résister au plaisir d'adopter les concepts et les analyses du groupe de recherche formant chapelle qui m'a irrité à Cerisy. C'est ce que l'on appelle "le savoir situé", et normalement ce n'est pas ce que je cherche à appréhender, ma démarche se situant davantage dans l'éther et les nimbes. Mais dans la mesure où l'on m'a humilié par le fer, je rétorque par le fer.
Rédigé par : anthropopotame | lundi 19 juil 2010 à 21:14