Je me permets de placer ici une synthèse de deux notes publiées en décembre. N'ayant eu à l'époque aucune réaction de la part de mes collègues, je me demande si aujourd'hui un frémissement se fera sentir...
Les « percentage class » et la loi LRU
Dans un ouvrage récent (La République et sa diversité, Seuil, 2005), Patrick Weil (Paris I) émet la proposition suivante:
"Un [système d'admission comme celui du Texas] pourrait s'appliquer en France: les meilleurs élèves de chaque lycée de France auraient un droit d'accès aux classes préparatoires aux grandes écoles et aux premières années des établissements qui sélectionnent à l'entrée. (...) Ce mécanisme a l'avantage d'être universel, de s'adresser à tous les lycéens de France, quel que soit leur lieu de résidence (...). Il impliquerait une réforme des procédures de recrutement dans les classes préparatoires."
Cette proposition a suscité l'adhésion de l'actuel Président de la République, alors simple candidat, qui répond: "Votre proposition présente deux avantages (...): elle serait à l'origine d'une émulation très porteuse au sein des établissements scolaires; elle crée par ailleurs un formidable espoir de promotion sociale pour tous les élèves, quel que soit leur lycée, leur quartier ou l'origine socioprofessionnelle de leurs parents, alors qu'aujourd'hui les classes préparatoires et les instituts d'études politiques sont, de fait, remplis principalement par des élèves privilégiés." (in : Le Monde, 13 juillet 2005)
En tant que citoyen, j'applaudis à deux mains.
En tant qu'universitaire, pourvu d'orgueil et je l'espère de conscience professionnelle, il m'est cependant difficile d'accepter une proposition qui entérine le fait qu'il y a en France un système qui marche (les grandes écoles), et un système qui rampe (l'université). La proposition de Patrick Weil consiste à suggérer que nos Universités seraient condamnées à accueillir des tocards, les bons élèves, eux, échappant à ce cruel destin.
Comment Nicolas Sarkozy peut-il tolérer, s'il partage cette vision, que la loi oblige l'Université à accueillir le tout-venant, à sacrifier des heures, des salles de cours, de l'équipement pour des étudiants de 1er cycle démotivés et absents, plutôt que de concentrer ses moyens au 2e cycle, lorsque les étudiants motivés ont besoin de perspectives et d'aides financières pour boucler leurs recherches ? Pourquoi ne pas universaliser "l'émulation très porteuse" du fait de la sélection à l'entrée, plutôt que d'universaliser l'entrée à l'Université, dépourvue ainsi de tout prestige, n'entraînant chez les étudiants aucun sentiment de leur mérite, aucun attachement particulier ?
Les études doivent servir à quelque chose. Un étudiant passé par une grande école a acquis des méthodes de travail, a fréquenté des enseignants de bon niveau, a intégré un réseau qui lui ouvrira des portes tout au long de sa vie.
L'étudiant passé par l'Université n'a rien, ou presque, de tout cela. Il ne fait pas partie d'une promotion, à cause de la volatilité de ses compagnons. Nombre de cours sont donnés par des lecteurs, des PRAG ne menant pas de recherches propres, et tout le système est parasité par les concours d'enseignements, seul débouché concret (mais combien aléatoire) en sciences humaines. Les exigences des recruteurs ("Bac +3", "Bac +2") montrent bien à quel point nos enseignements sont vidés de leur sens: personne ne parle ici de compétences, comme s'il était acquis que l'Université était une position d'attente, de mûrissement, de stagnation (et non de promotion) sociale, avant d'intégrer le marché du travail.
Tout n'est pas qu'une question de moyens. La question essentielle est: quel investissement personnel sommes-nous en droit d'exiger d'un étudiant ? La réponse du Ministère de la Recherche est claire : ce n'est pas à l'étudiant de s'investir dans la lutte contre l'échec. C'est à nous de l'empêcher d'échouer, même s'il a d'autres chats à fouetter. L'Université proclame ainsi, outre le fait qu'il n'est besoin de nul effort pour y entrer, que nul effort ne sera nécessaire pour en sortir, le diplôme étant on the house. Les choses étant ce qu'elles sont, et ne montrant aucun signe d'amélioration, nous pouvons bien penser, en effet, que la seule solution est celle que prône Patrick Weil.
Quand notre ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche annonce une aide centrée sur la réussite en première année d'université, et que cette aide aboutit, une fois encore, à déspécialiser le premier cycle pour introduire une énième proposition d'année propédeutique, je constate que l'amélioration désirée s'éloigne encore un peu plus. Car la propédeutique ne peut porter ses fruits que si sont réunies trois conditions:
1) que l'on songe à lutter d'abord contre la réussite pléthorique au bac avant de lutter contre l'échec en premier cycle. Que les lycéens et étudiants comprennent que l'enseignement est là pour transmettre des compétences, et pas uniquement pour délivrer des diplômes.
2) que les enseignements dispensés ne dépendent pas exclusivement du nombre d'étudiants inscrits. La logique économique à court terme affichée par les services administratifs est parfois affligeante : à les entendre, les enseignants-chercheurs seraient des oisifs parasitant le fonctionnement de l'université, dont il faudrait se séparer pour ne conserver que la belle machine administrative, bien huilée, oubliant complètement à quoi sert une université... Cette pression permanente, sous forme de statistiques réclamées, de suppressions autoritaires, de cercle posé autour des filières fragilisées, fait qu'aucun département universitaire ne souhaite desserrer l'étau qui retient ses étudiants, et donc privilégiera forcément les orientations qui ramèneront les étudiants dans son domaine (Lettres, Socio, etc.). Dans un monde parfait, les enseignants encourageraient les étudiants à s'intéresser aux sciences de la vie, à l'histoire de l'art, à la littérature latine, tout en se spécialisant en espagnol ou en anthropologie. Dans notre monde à nous, la versatilité des étudiants condamne à mort certains enseignements.
3) que l'on accepte l'idée, si la première année de spécialisation est sacrifiée, d'augmenter la licence d'une année, soit quatre ans au lieu de trois, comme cela est le cas dans l'immense majorité des pays. Les diplômes de licence que nous délivrons sont autant de primes à l'abattage que nous pratiquons en premier cycle. Niveau affligeant d'un côté, pression permanente de l'autre pour atteindre à un seuil de réussite : succès assuré.
L'université, et pas uniquement l'université française, doit assurer à la fois une insertion professionnelle des étudiants, un accès facilité à la connaissance et à la culture qui fondent l'appartenance citoyenne, et le renouvellement de ses cadres par l’accompagnement d'étudiants qui souhaitent s'y engager. Si l'on regarde le tableau de ce qu'est notre université aujourd'hui, on s'aperçoit qu'aucune de ces vocations n'est pleinement assumée. Aussi, quand les collègues s'élèvent contre la LRU, je demande: que défendons-nous? Le maintien d'une situation intolérable, honteuse. Quand je me tourne vers mes dernières années d'enseignement, et que du flux d'étudiants qui ont traversé mes cours je ne vois émerger que quelques têtes, certaines bien faites, d'autres bien pleines, donc très peu d'individus dont je pourrais dire qu'ils ont bénéficié du cursus et réciproquement qu'il fut utile à l'université de les accueillir, mon sourire s'efface, si tant est que je souriais. Ce qui émerge de ces années est un ignoble gâchis de vocations, de compétences, accompagné d'un sentiment de gêne, presque de la honte, en fait, quand je vois l'abîme qui existe entre la recherche de haut niveau et les capacités des étudiants de premier et deuxième cycles.
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