Le lecteur attentif sait que j'étais perturbé depuis quelques semaines par la présence d'énormes quartiers de thon rouge au Marché Richard Lenoir.
Aujourd'hui, alors que j'évoquais cette question avec mon interlocutrice tout en me faufilant entre les files d'attente, un badaud m'interrompt pour me signaler "Si vous voulez du thon rouge, il y en a chez Lorenzo"
- C'est bien là ce qui me chagrine, lui dis-je.
- Ah, mais Lorenzo fait très attention. Il ne vend que les gros, jamais les petits."
Comme je faisais valoir le peu de différence que cela faisait, dans le cas d'une espèce en voie d'extinction, le badaud se renfrogna et stoppa là la discussion.
Je me rends donc chez le fameux poissonnier Lorenzo, et je demande:
"C'est du thon rouge? Je n'arrive pas à me rappeler si c'est de celui-là que parlent les journaux. N'est-ce pas celui qui est en voie d'extinction?
- Pas du tout, répond le poissonnier. Je n'en ai pas entendu parler...
Une passante intervient alors en disant: "Mais si, mais si, c'est bien ça, c'est le thon rouge qui va faire l'objet d'une interdiction!"
Le poissonnier reprend alors:
"Ah, non, il ne s'agit pas de l'interdire. Il s'agit simplement de quotas. De toute façon, si on l'interdit, ce sont les Espagnols qui prennent tout.
- Finalement, lui dis-je, le thon rouge n'est pas vraiment menacé?
- Non, bien sûr que non."
De ces discussions, trois éléments surnagent:
1) L'expression "faire attention" (parfois remplacée par "être prudent"). C'est l'équivalent d'un rabaissement de la conscience citoyenne à celle d'un demi-escroc. On flirte avec la légalité, mais on "fait attention" de ne pas franchir une certaine limite, "être prudent" devenant une hypostase "d'être conscient". Dans le cas d'une espèce en voie d'extinction, "faire attention" dans les prélèvement équivaut à "faire attention" quand on frappe quelqu'un avec une batte de base-ball.
2) La négation du problème. Le poissonnier commence par nier qu'il y ait quelque chose en jeu dans l'affaire du thon rouge. Cela parfois se résume par un déplacement géographique: "Non, le problème est le thon rouge vendu dans les supermarchés - ou au Japon, en Libye, etc". C'est ce type de négation/déplacement que l'on entend souvent chez les marchands de parquet quand on leur demande la provenance de leurs bois exotiques : "Non, c'est le Maçaranduba de Bolivie qui est interdit" - comme s'ils y avaient réfléchi de leur côté.
3) L'argument choc dans le monde de la pêche française: le pêcheur espagnol, équivalent halieutique du plombier polonais. Lors de la création du Parc National de la Mer d'Iroise, dans le Finistère, les pêcheurs français ont obtenu le droit de pêche en coeur de parc, au nom du sacro-saint argument "Sinon, ce sont les pêcheurs espagnols qui rafleront tout". Comme si, en l'occurrence, les pêcheurs espagnols n'appartenaient pas à l'Union Européenne, et n'étaient pas soumis à la même politique de quota, et comme si un Parc National Français ne pouvait faire respecter ses limites à des pêcheurs non-autochtones... un peu comme si un chasseur anglais avait le droit de tirer les bouquetins dans le Parc National de la Vanoise.
Dans le cas du thon rouge, pour ce que j'en ai appris lors du colloque, il semble que les thonniers de Méditerranée aient non seulement explosé leurs quotas (de 5000 tonnes...), mais se soient organisés depuis longtemps en réseaux mafieux qui leur permettent d'écouler ce qui vient en sus de leurs dépassements de quotas par des débarquements clandestins (auquel j'ai assisté une fois dans une minuscule île grecque).
Leurs navires étant surpuissants et suréquipés, il est difficile, sauf avec des navires militaires, de les appréhender pour des contrôles en pleine mer. Un bateau de Greenpeace en a fait la triste expérience il y a quelques années. Au point que c'est par la fiscalité, comme autrefois pour Al Capone, que la Justice française envisage de les coincer.
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