Un article dans le Monde 2 ("Le blues des Cabanonniers", Gilles Rof, 30 avril 2009) expose la position des cabanonniers de Marseille, implantés depuis plusieurs générations dans les calanques habitées, en particulier celles de Sormiou et de Morgiou (dont voici une image prise de haut:)
Les calanques, jusque récemment arrière-cour des Marseillais désireux de prendre l'air, sont devenues une destination touristique prisée, avec l'aménagement de chemins de randonnée, l'accès des TGV à Marseille, et des infrastructures qui permettent à des familles entières de bondir de rocher en rocher, bébés en bandoulière. Ces aménagements se sont accompagnés de restrictions : interdit de bivouaquer, interdit de faire du feu à certaines époques de l'année, et certaines zones sont dépourvues d'accès à la suite d'accidents (on voit encore, dans la crique de la Pierre Tombée, les bras d'un touriste émergeant de sous une roche dégringolée).
On y croise toute sorte de gens, depuis les couples adultérins venus là en voiture, les grimpeurs, les alpinistes (je ferai une note sur la propension des humains à grimper sur tout ce qui s'élève tant soit peu au dessus du sol), les joggeurs, les avironniers, et finalement les randonneurs, dont M. la Jolie et moi faisions partie. Tant à Sormiou qu'à Morgiou ou Cassis, le touriste peut se régaler de recettes à base de poisson. Notons qu'il s'agit de poissons ou crustacés de l'Atlantique (lotte, sardines, saumon, langoustine, etc...).
Que pêchent donc les braves pêcheurs ancrés à Cassis ? Ma foi, quelques petits Saint Pierre, agonisant consciencieusement à l'étal typique, trois rascasses de dix centimètres de long (une rascasse adulte atteint soixante centimètres et plus), une petite raie, un bébé congre. Ceci étant destiné à l'admiration des touristes qui de toute façon n'achèteront rien. Tous les restaurants proposent de la bouillabaisse, cuisinée sans rascasse, signe assez infaillible que l'approvisionnement est cuit et recuit.
L'affluence dépassant les deux millions de visiteurs par saison, l'Etat a lancé des consultations afin qu'au 31 décembre 2010, le groupement d'intérêt collectif mis en place pour les études de faisabilité se dissolve pour laisser place à l'administration du Parc National, comptant une soixantaine de fonctionnaire. Ce processus avait également fonctionné dans le cas du Parc Amazonien de Guyane, à ceci près qu'il fallut treize ans pour qu'il soit officiellement créé, et cela dans une configuration insatisfaisante.
Ces problèmes naissent du réaménagement de la loi française touchant aux Parcs Nationaux : autrefois perçus comme des aires de protection et de préservation totale d'un biotope donné (vision "conservationniste" = laisser pour les générations futures), ils sont à présent subdivisés en zones autorisant à plus ou moins haut degré les activités humaines (zones "coeur de Parc" versus "zones d'adhésion"). Dès lors, des activités traditionnelles comme la pâture, ou sportives et touristiques - randonnée, escalade, VTT - font des Parcs des aires de loisirs à grande échelle, pour le plus grand bonheur des humains.
Voici quelques extraits de l'article du Monde, extraits emblématiques des enjeux qui sont pris en compte :
Les résidents intermittents, d'abord, qui ont "toujours fait du développement durable sans le savoir" :
Un rapport à la nature où l'on perpétue, sans trop se poser de questions, les pratiques héritées des aïeuls. " On a toujours vécu en osmose avec ce qui nous entoure ", glisse André " Dédé " Pacitto, la quarantaine débonnaire, né à Sormiou de parents nés à Sormiou et président, depuis peu, de l'association des Calanquais… de Sormiou. " Quand on vient au cabanon, on pêche un peu, on ramasse des plantes, certains chassent aussi parfois… Aujourd'hui que le parc national est annoncé, on nous parle de développement durable. Je dirais qu'on en a toujours fait, mais sans le savoir. "
Lassés par l'afflux continuel de touristes, ces résidents avouent ne plus passer là-bas que les week-end, durant la belle saison - et non plus les mois d'été, comme autrefois. Il s'agit peut-être d'une erreur de transcription, car les week-end sont précisément synonymes d'afflux. Dès lors, ces cabanonniers "nés à Sormiou de parents nés à Sormiou" se comporteraient comme de vulgaires citadins venus prendre l'air ? Notons simplement la phraséologie de l'autochtonie et de la tradition, qui transcende les cultures et les civilisations puisqu'on retrouve ces mots dans la bouche d'une vieille Indienne du Mont Pascal, à Bahia au Brésil :
"Moi qui suis une Indienne, je vis dans la réserve du Mont Pascal, j’y ai vécu depuis le commencement de ma vie, je ne suis jamais allée autre part, et mes arrière-grands-parents, mes grands-parents, mon père, ils sont tous morts et enterrés là, et depuis toujours chacun sait que cet endroit est à nous. C’est pourquoi nous avons le droit d’y vivre. Mais les gardes de l’ibama ne nous laissent pas travailler, quand on essaie de planter, ils arrivent, ils m’ont emmenée trois fois à Itamaraju, bon, et chaque fois je suis rentrée, j’ai continué à prendre soin de mon petit carré, ils sont venus, ils ont détruit la clôture pour que les animaux mangent mes plantations."
On notera que se joignent aux autochtones les arrivants plus récents, les retraités, auréolés de leurs fonctions antérieures.
Grand et distingué, François Semeriva, porte-voix de Sormiou et ancien fonctionnaire du ministère de la jeunesse et des sports, est un connaisseur très pointu du dossier : " Pas un opposant du parc, mais quelqu'un qui veut participer à sa bonne coordination. " Pour lui, les cabanoniers ont été piégés dès 2006. " Lors de l'étude de la loi, nous avons insisté auprès de nos députés pour que le statut de résident non permanent soit pris en considération dans les nouveaux parcs nationaux. Cela n'a pas été fait. Aujourd'hui, nous n'avons pas plus de droits que les touristes. " Il prône une solution : la reconnaissance d'un statut spécifique pour les habitants, permanents ou non, des cabanons. Ou, plus radical encore, un transfert des " noyaux villageois " du " cœur de parc " vers la " zone d'adhésion ", aire aux règles beaucoup plus souples. Un avis consultatif daté du 11 décembre 2008 (...), en quelques lignes, a crispé l'ambiance. " Si on empêche les gens d'ici de prendre trois girelles à la palangrotte [système de pêche traditionnelle à Marseille, où plusieurs hameçons sont accrochés à la même ligne] ou de ramasser les asperges sauvages, ça ira pas ! " " Le statut des cabanoniers est particulier de fait, rétorque Guy Teissier, le président du GIP, comme il le fait dans chaque réunion publique où on l'apostrophe sur le sujet. Ils vivent selon l'usage et continueront à le faire." Il va de soi que personne ne pêche trois girelles à la palangrotte ; on appelle ce type d'argument de "l'esbrouffe". En clair, et premièrement, on n'en pêche pas que trois, deuxièmement, on ne les pêche pas à la palangrotte, troisièmement ce ne sont pas des girelles que l'on pêche (la girelle étant immangeable). Tout le monde a des cannes à pêches perfectionnées et l'objectif, évidemment, n'est pas d'attraper des poissons communs mais bien les poissons rares, tels le mérou. J'ai ainsi assisté récemment, dans un restaurant, à une discussion illustrée de photos par un couple qui revenait de la Réunion. Evidemment, les poissons pêchés grâce à un matériel performant étaient l'âme même de l'exposé : « C’est un lancier, 40 kilos. Il m’a coûté du mal ! C’est un poisson très rare – les locaux n’en pêchent que deux ou trois par an. Evidemment c’était celui que je voulais prendre. » Cette attitude très fréquente des humains vis-à-vis de ce qui est rare n’est pas sans impact sur la survie des espèces menacées – à mesure que celles-ci deviennent emblématiques, les efforts de protection viennent se heurter à de multiples obstacles, du braconnage à la capture par esprit de collection. Pour en revenir aux Calanques, l'intérêt de trouver sur place des gens installés est qu'ils veilleront eux-mêmes à la bonne tenue et au comportement respectueux des touristes, qui ne sont pas la même engeance : Le dernier paradoxe du parc national des Calanques est celui qui perturbe le plus les cabanoniers. Créée pour protéger la nature dans une zone périurbaine, la labellisation va être un aimant puissant pour le public et les professionnels du tourisme. Déjà, on ne peut plus manquer les cars d'excursion à Callelongue, les hélicoptères qui, décollant du Castellet dans le Var, survolent toute la journée Sormiou, ou les bateaux " promène-couillons " venus de Cassis ou du Vieux-Port, qui entrent dans chaque calanque pour un " demi-tour vision panoramique ".
" Les calanques, c'est un joyau, un produit d'appel extraordinaire, insiste Maxime Tissot, directeur de l'office du tourisme de Marseille. Elles doivent rester ouvertes ! Mais personne ne veut tuer la poule aux œufs d'or. C'est toute l'ambiguïté de ce dossier : faire visiter tout en protégeant. " Pour lui, la gestion raisonnée du trésor passera par " l'éducation des visiteurs et des opérateurs " et une surveillance renforcée permises par les nouveaux moyens du parc, estimés à 10 millions d'euros annuels. " Notre but, c'est vraiment de développer le tourisme durable, en travaillant avec l'ONF, les guides de haute montagne… Ce parc va évidemment attirer plus de monde, mais je préfère gérer la surfréquentation que le désert. " "Poule aux oeufs d'or", "trésor", "gérer" : bien entendu il est question d'argent. Le directeur de l'office du tourisme préfère "gérer le surfréquentation qu'un désert", comme si son rôle était effectivement d'assurer le bon fonctionnement du Parc, quand il se limite à appâter les gogos pour leur vendre des tours en bateau (mentionnés plus hauts, aux touristes aimablement désignés par le terme "les couillons"). On voit donc qu'à mesure de la progression de l'article, on perd totalement de vue la vocation d'un parc national, qui est de conserver en l'état la flore et la faune. Plus on aménage les sentiers, plus on élargit leur public potentiel. Plus on subdivise les catégories d'usagers, plus l'impunité s'instaure - il suffit à tout contrevenant d'invoquer le principe d'égalité devant la loi. Enfin, le terme "désert" prononcé par le Tour Operator en chef montre la totale inversion des valeurs : cinq jours de randonnée m'ont enseigné que les calanques et l'arrière pays sont un désert biologique : cinq papillons, quelques scolopendres, pas un lézard, pas une tortue, quelques oiseaux épars, et dans l'eau même deux blennies gatorugines et quelques bernards l'ermite. Et je me suis même payé le luxe d'agir comme le fera tout un chacun, c'est-à-dire en prélevant pour mon plaisir quelques plantes, des pourpiers, qui aujourd'hui trônent dans ma cuisine :
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