Après quelques dizaines d'entretiens, je crois pouvoir dispenser des conseils utiles à tous les aspirants chercheurs désireux, dans la foulée, d'assurer leur succès reproductif tout en s'épargnant la lecture de Goffman.
J'ai testé le caractère peu efficace de la formule "Je suis un être vil, soucieux de mon confort". Bizarrement la franchise affichée s'efface devant le contenu de la proposition. "J'avais la flemme de m'engager dans ce programme": idem, de même que: "Il s'agissait uniquement de recevoir de l'argent en refourguant des idées remâchées et des théories bancales, fondées sur des présupposés erronés". Inutile, je le crois, de nuancer - par exemple en spécifiant "vil, mais pas sournois". Préférez, donc, cette formule: "Je suis un être droit, fier et généreux", elle passe comme une lettre à la poste (vous pouvez ajouter "sans concessions", même si cela signifie que vous allez pourrir l'ambiance au sein du labo).
Concernant ma postérité, mes entretiens d'embauche comme géniteur éventuel n'ont pas été non plus couronnés de succès. J'ai appris progressivement qu'il fallait parler de sa précédente rupture en termes tragiques - "entre nous c'était ni avec toi ni sans toi" ou mieux "on s'aimait trop" - plutôt qu'en affirmant: "Je la trouvais prétentieuse et la ridiculisais en toute occasion".
Pour ce qui est du principal trait de caractère, j'ai rencontré un succès mitigé avec "Je malmène les enfants handicapés mentaux dans les trains". Pourtant, les développements de cette idée sont loin d'être inintéressants: d'un côté, j'affirme le caractère sacré et universel de la sieste (donc homme de principes + origines méditerranéennes); d'autre part, je souligne le fait qu'entre deux séminaires je profite du train pour récupérer, montrant ainsi que je suis travailleur et efficace (et soucieux de mon confort, pourquoi le nier?).
Amenée différemment, par exemple sous la forme "je suis un être sensible et délicat" (variante: "délicat et sensible"), cette même affirmation est bien mieux acceptée, pour peu qu'on élude les détails.
En clair, la présentation de soi est un exercice calibré, qui laisse peu de place à l'imagination.
Au temps de la guerre interminable qui démembrait la Yougoslavie, nombre de mes amis se trouvaient dans Sarajevo assiégée, tenant des blogs, lançant des alertes et maintenant le public français informé heure par heure. C'est durant cette période que je rencontrai une jeune Italienne ; elle évoquait ses séjours récents en Croatie. "Tu tenais un blog?" lui demandai-je. "Non, j'allais à la plage". Elle avait fait, au fond, la même chose que les autres. Nous avons vécu trois ans ensemble. Une autre, à qui je demandai incidemment quand elle était sortie de prison, me répondit avec franchise qu'elle n'y était pas encore allée; là encore, je fus séduit.
Mes vieux amis aiment m'entendre raconter comment, souffrant de lumbago, j'ai prié un jeune homme de bien vouloir monter ma valise dans le filet à bagage, puis, une fois le train en route, lui ai demandé de parler moins fort. Ils comprennent les tensions intérieures et la lutte infernale qui se noue entre ma gratitude envers le geste généreux et mon goût marqué pour les passagers silencieux, à tout le moins discrets. Mes nouvelles connaissances, elles, s'attachent le plus souvent à la superficie des choses.
Je ne me vois pourtant pas déclarer que je suis un homme honnête, opposé à l'injustice et à la rougeole. Je préfère déclarer carrément la guerre aux hémiplégiques et voir ce qui en résultera.
"- Et comment expliques-tu cette colère qui t'a saisi dans le train?
- C'était l'heure de la sieste." Voilà une affirmation indigne de figurer sur la queue d'un paon.
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