15 juin (vendredi) : Finalement Chiquinho n’est pas parti, j’ignore pourquoi. Nous apprenons que Nego, président de la coopérative (qui n’avait pas fait le voyage), viendra cet après-midi : nous partirons tous ensemble, grâce à notre essence, et remonterons différents affluents (igarapés) de l’Iratapuru pour positionner les colocações. Accessoirement, Nego doit demander à la trésorière de la coopérative de lui signer un chèque, et celle-ci se trouve au fin fond de la forêt.
Notre équipe se divise : Anna, Reinaldo et François irons visiter la vila de Santo Antônio da Cachoeira, tandis que je retournerai chez Dona Maria Helena pour prendre des points GPS (François m’explique qu’il faut bien noter les chiffres qui apparaissent sur l’écran) et si possible, converser avec l’un des agregados qui hier avait évoqué la possibilité de visiter ensemble les castanhais (le castanhal est le lieu où se concentre les noyers – castanheiras – des différentes familles). L’agregado en question, à la fois employé et ami de la famille, s’appelle Sinaí Nelson Garcia, dit « O Grande ». La veille, il était occupé à recoller ses semelles avec de la sève de maçaranduba. Nous traversons les roças et me montre à mesure les arbres d’intérêt – cumaru, maracaúba, sucuba, angelim, inajá, amapá, acapu, quisarana, cedro arana, mururê – et leurs principales propriétés.
Evidemment, je suis curieux de voir mon premier noyer du Brésil ; bientôt, il surgit devant nous, le tronc énorme, la ramure épaisse, couverte de bromélies. Les noix poussent à l’extrémité des branches, qui doivent grossir rapidement pour soutenir leur poids. Des noix immatures gisent au sol : ce sont les aras qui les décrochent avant terme, car ils ne peuvent ouvrir les cosses mûres.
Je découvre en chemin une charmante grenouille (un dendrobate jaune et bleu, 2.3 cm environ) qui se laisse filmer et photographier.
Un peu plus loin, dans un arbre tombé, une ruche est exploitée progressivement : une ouverture est pratiquée dans le tronc que l’on referme après avoir prélevé le miel. Il s’agit d’abeilles sans dard mais Grande m’explique que lorsqu’elles sont furieuses, elles pénètrent dans le conduit auriculaire et vous mordent le tympan. Je rabats vite les bords de mon chapeau mais des abeilles s’y faufilent avec détermination. Il ne nous reste plus qu’à passer notre chemin. Développement durable oblige, je prends le point GPS de la ruche. D’ailleurs, que pense mon guide de ce fameux Desenvolvimento sustentável ? « Desenvolvimento sustentável, me dit Grande, é sustentar a família sem derrubar a mata » - le développement durable (soutenable), c’est nourrir (soutenir) sa famille sans couper la forêt. Un autre employé de Maria Helena m’a dit : « é desenvolver sustentando a família » : c’est se développer en nourrissant (soutenant) sa famille. Ce malentendu, dû à la polysémie du verbe « sustentar » en portugais, est permanent. Un peu plus loin, nous nous asseyons et Grande me raconte sa vie d’orpailleur (garimpeiro) et ses multiples voyages en quête de meilleures conditions. Après deux heures de marche, nous parvenons au bout du castanhal, et nous rebroussons chemin.
Entretien avec Sinaí Nelson Garcia. Résumé : il a quitté le Goiás à treize ans, à la mort de sa mère. Il pensait d’abord voir le monde pour revenir ensuite, mais il a été embauché (1972) en Mato Grosso pour ouvrir la forêt, puis s’est fait orpailleur. Sur la route de Cuiabá (1974), on cherche à l’assassiner pour 200 grammes d’or. Il s’installe à Altamira, dans le Pará, toujours dans l’orpaillage, puis en Roraima, où il fréquente les indiens « Xavante » dans les années 88-89 (peut-être les Yanomami). Il cherche ensuite du travaille dans les garimpos clandestins du Jari, ne trouve rien, se lance dans l’horticulture : il vend ses fruits et ses légumes aux orpailleurs, on le paie en pépite. Il rencontre alors Dona Maria Helena, travaille pour elle, puis va fonder une coopérative agricole dans la région. Après quatre ans comme directeur de la coopérative, il revient s’installer auprès de D. Maria Helena, et la soutient durant la maladie de son mari. Aujourd’hui, il songe à développer son propre castanhal en l’enrichissant d’espèces fruitières. Il oppose le mode de vie des Indiens au nôtre en expliquant que pour les Indiens, il n’y a pas de futur, leur abattis leur suffit, alors que nous pouvons mourir dans la pauvreté sans jamais avoir abandonné l’espoir d’une vie meilleure. Ses sœurs cadettes n’ont jamais vu sa figure, l’une d’entre elles le supplie de venir s’installer avec elle, à Belo Horizonte, mais Grande ne peut supporter la ville plus de deux jours. Une fois, on l’a même arrêté, sans raison, et a passé la nuit en prison. Il ne veut plus connaître cette humiliation.
Extrait de l'entretien:
"Une fois j'étais dans un garimpo (site d'orpaillage) dans le Mato Grosso, qui s'appelait Château des Songes. Là j'ai trouvé deux cents grammes et quelques d'or. J'ai décidé de m'en aller, mais pour s'en aller, il fallait marcher de sept heures du matin à quatre heures de l'après-midi dans un chemin comme celui-ci, sauf que celui-ci est bien entretenu, et là-bas, non. Je suis parti à 4 heures du matin pour que personne ne remarque que je m'en allais, mais ils s'en sont rendu compte. Vingt minutes après mon départ, un gars a surgi devant moi avec un fusil: "Allez! Aboule ton or par ici!" Mais l'or était dans mon slip. Deux cents grammes d'or ça tient dans un petit flacon. J'avais ma besace en bandoulière, et un revolver à ma ceinture. Lorsqu'il a surgi j'ai compris qu'il allait me tuer. Il tremblait de rage. Alors j'ai pris la besace et je l'ai jetée en disant: "L'or est là-dedans. Prends-le"
Il était si innocent, si affamé d'or qu'il a lâché son fusil pour ramasser la besace. Alors j'ai sorti mon calibre 30 et j'ai dit: "Maintenant tu vas porter ma besace jusqu'à la route, sur ton dos." Et j'ai pris son fusil. Et lui: "D'accord, mais ne me tues pas." J'ai répondu: "Non, je ne suis pas lâche comme toi. Mais porte cette besace, ça t'apprendra."
Et il l'a portée jusque là. De sept heures du matin à quatre heures de l'après-midi, comme je t'ai dit. Il voulait marcher vite, mais moi: "Doucement." Je lui ai fait avouer d'autres vols. Il a avoué avoir tué Untel et Untel, pour prendre leur or. Quel lâche. C'était un jeune, un Pernamboucain. Nous sommes arrivés à la route nationale qui mène à Cuiaba. Il ne passait que des camions. J'en ai arrêté un, je lui ai rendu son fusil, sans cartouches, bien sûr. Ce jour-là, si j'étais allé désarmé ou si l'or s'était trouvé dans la besace, il m'aurait tué. Car il volait l'or et tuait les gens pour qu'on ne le découvre pas. Mais de temps en temps on voyait des crânes d'hommes sur le chemin, des ossements, des corps mangés par les urubus. Et on ne savait pas comment ça s'était passé. C'était ce genre de gars."
Au retour, un peu fatigué après cette balade en forêt, je cherche à enregistrer l’histoire de la région racontée par Dona Maria Helena. Mais celle-ci n’a plus du tout envie de parler, elle vaque à sa cuisine, s’occupe des ses petits-neveux, et c’est à contrecoeur qu’elle m’accompagne sur la véranda, face au Jari, demandant à son fils Paulo de l’accompagner. Il m’est presque impossible de capter son attention : un oiseau piaille dans un arbre voisin et les enfants déboulent en criant qu’un boa énorme est suspendu aux branches. J’ai beau me tourner en tous sens, je n’arrive pas à le distinguer, et même Paulo, qui est aveugle, lève les yeux au ciel, se penche à la fenêtre, en répétant : « je ne le vois pas, je ne le vois pas ». Finalement Grande va chercher son fusil : il tire un premier coup pour faire bouger le serpent (il est myope), le deuxième pour l’abattre, le troisième pour le faire tomber. Le serpent tombe. C’est un grand colubridé jaune et noir, à la queue longue et fine, mesurant environ deux mètres ; nous sommes loin du boa. Je demande à Grande pourquoi il a abattu un serpent inoffensif : « c’est qu’il mange les poussins », répond-il. On me demande de le photographier : je refuse. Comme le serpent bouge encore, Grande l’achève d’une balle dans la tête. Quatre cartouches pour une couleuvre.
La scène m’a irrité, et tout le monde est dissipé à présent. Je m’accoude à la véranda et je regarde le Jari. J’attends que les autres viennent me chercher, mais je m’impatiente. Je m’en veux de n’avoir pu sauver la vie de cette pauvre bête. Mais je ne peux le dire d’emblée car les gens vont crier à la sensiblerie. Finalement j’emprunte une pirogue et je passe l’embouchure de l’Iratapuru pour parvenir au sentier qui conduit à la Vila de São Francisco.
De retour, je n’ai plus qu’à rester assis, magnétophone en main : le vieux Benedito Rodrigues, dit Biló, puis Sabá en personne, viennent se prêter au jeu de la gravação. Je reviendrai sur l’entretien avec Benedito, pour m’intéresser d’abord à ce que me dit Sabá : son père, Zé Laranja, fut un des premiers à s’installer ici, appelé par son beau-père, Basílio. Pour Sabá, le secret d’une communauté, c’est un projet commun (l’école et la religion). La Vila va bientôt inaugurer sa chapelle, dédiée à Saint François, dont l’image, bénie par l’évêque de Macapá, se trouve encore à Laranjal. Mais c’est la fondation de l’école, en 1992, qui les a agrégé. L’installation à São Francisco en découle, les familles ont quitté les colocações pour résider ensemble de façon permanente. Pour Sabá, être parent, c’est vivre ensemble depuis longtemps. Noter que Reinaldo attribue l’agrégation des familles du Cajari à l’ouverture du dispensaire : on se trouve exactement dans la logique du « poste d’attraction » de la FUNAI ».
Extrait de l'entretien avec Saba:
"Aujourd'hui dans la communauté, nous sommes tous parents. Tout le monde ici est quasiment parent. Parfois d'un peu loin, mais parent tout de même. (...) Dona Maria Helena n'est pas notre parente, mais nous la considérons comme une parente à cause du temps que nous vivons ensemble. Alors on ne peut pas dire qu'elle ne l'est pas, nous la considérons comme une tante.
FK : Et si Anna [Greissing] restait dix ans ici, elle serait une parente aussi ?
Saba : Si Anna restait ici dix ans et un jour, nous l'appelerions presque "soeur". Et même, je vais te dire quelque chose: Anna dit qu'elle va passer quelques jours ici, n'est-ce pas ? Eh bien quand elle partira, il y en a dans la communauté, presque tout le monde en fait, si elle est une personne appréciée dans la communauté, il y en a à qui elle va beaucoup manquer. Ils vont se souvenir pendant très très longtemps ; ils diront: "Une Française est venue ici, elle était très gentille, nous l'aimions beaucoup". Ils s'en souviendront longtemps. Alors la réalité, c'est cela, la vie de la communauté, c'est cela."
Si l’on compare les récits de Sabá et de Grande, on voit surgir deux parcours à l’opposé l’un de l’autre : l’un abandonne sa famille et parcourt l’Amazonie au gré des opportunités. L’autre se sent une mission d’agrégateur. Sabá est rezador, et Grande, je l’apprendrai plus tard, est benzedor, c'est-à-dire l’échelon inférieur au rang de pajé : il ne reçoit pas les esprits, mais prépare les remèdes et prie.
Historique de la Jari d’après le journal época : en 1967 le milliardaire américain Daniel Ludwig achète 1,7 millions d’hectares dans la région du Jari, s’étendant sur les Etats d’Amapá et du Pará. En 1978, il fait venir du Japon deux usines, l’une thermoélectrique, l’autre de fabrication de cellulose). Les deux usines sont remorquées par bateau jusqu’à Vitória do Jari, après avoir franchi le Cap de Bonne Espérance. En 1979, le projet débute vraiment : outre la production de cellulose (une espèce d’arbre asiatique dont le nom m’échappe), Ludwig se lance dans l’élevage de bœufs, la riziculture, et l’extraction de Kaolin pour blanchir la pâte à papier. En 1980, le Gouvernement brésilien refuse d’accéder aux demandes de Ludwig, qui demande à ce que l’Etat assume le coût des infrastructures (routes). L’Etat refuse, les plantations sont victimes de maladie, et Ludwig finit par renoncer en 1982 ; le contrôle passe à un groupes d’entrepreneurs portugais, la CAEMI. En 1988, la chaudière de la centrale thermoélectrique explose, de même qu’en 1997. En 2000, l’entrepreneur Sérgio Amoroso, entrepreneur de São Paulo spécialisé dans les emballages, crée un fonds d’investissement (Saga investimentos) et investit lourdement dans la région. C’est le groupe ORSA. Son projet consiste non seulement à contrôler de bout en bout la chaîne de production, mais aussi d’être exemplaire sur le plan social et environnemental. L’eucalyptus supplante les autres plantations. En 2003, 965000 hectares sont certifiés par le Forest Stewardship Council. Le groupe prévoit une augmentation progressive de la capacité productive jusqu’à l’ouverture, prévue en 2015, d’une nouvelle usine de pâte à papier.
Je me méfie des panégyriques dédiés à Sérgio Amoroso dans les hebdos économiques brésiliens. Il semble toutefois que ses projets industriels s’accompagnent d’une forme d’idéalisme. Une chose est sûre : en ultime instance, c’est l’Etat qui détermine les comportements vertueux ou non des entreprises. L’obligation de réinvestir 1% des bénéfices dans des projets socio-environnementaux est un bon point de départ. Le cas de la Jari est exemplaire, qui plus est, car c’est l’implantation de l’entreprise qui a entraîné le peuplement de la région : Monte Dourados, Laranjal et Vitória do Jari ont vu leur croissance liée à celle de l’entreprise, les deux premières ayant d’ailleurs été créée, directement (MD, pour le logement des employés) et indirectement (LJ, pour leur délassement) par son implantation. La Jari assume donc une bonne part de ce qui serait le rôle de la municipalité ou de l’Etat : infrastructures, éducation, projets sociaux, intégration économique… Cela semble marcher car les investissements sont conséquents : la Jari est là pour durer, ce qui évidemment change la perspective. Si l’entreprise avait continué à passer de main en main, de fonds d’investissement en fonds d’investissement, on se serait trouvé dans la configuration amazonienne classique de spéculation foncière par la valeur ajoutée (du manioc au bœuf, du bœuf au soja, jusqu’à épuisement total des sols).
La manière dont la Jari se développe, par la certification de ses plantations d’eucalyptus et de son exploitation forestière, est également durable : la réserve légale (80%) est respectée, elle a fait comme il se doit l’objet d’un plan de gestion, les plantations d’eucalyptus tournent au rythme de trente ans. Si les longues perspectives d’eucalyptus clonés sont un peu déprimantes, on peut se consoler en songeant d’une part que l’eucalyptus n’assèche pas les sols, comme le veut la légende, et d’autre part que la faune, si elle est affectée par la prévalence d’une espèce, n’est pas gênée dans ses déplacements comme elle le serait dans le cas du soja, du maïs ou du coton : les singes, les oiseaux et les insectes ne se trouvent pas piégés dans des îlots au sein de zones dévastées, leur circulation n’est qu’entravée, ralentie. Bien entendu, la création de zones urbaines en pleine forêt affecte énormément les écosystèmes : le Jari est pollué, la pression de chasse est intense, et il faudrait calculer aussi précisément que possible la zone d’impact des activités humaines. Celles-ci sont contenues par la mosaïque d’aire protégée qui constitue le « couloir de la biodiversité » de la région amazonienne, de la frontière du Pérou jusqu’à l’Oyapock.
La philosophie d’ensemble est que le DD est une solution à moyen terme : le choix du DD ne permettra pas une courbe infiniment ascendante du développement humain ; il permettra au contraire de favoriser la réversibilité des processus engagés par l’humanité dans son ensemble. Une forêt ne peut se régénérer qu’à partir d’une zone de forêt préservée. Une population animale ne peut se reconstituer qu’à partir d’une population viable en termes numériques et génétiques.
A l’échelle locale, donc, on peut opter pour la sanctuarisation de certaines zones afin de favoriser, pour l’avenir, une régénération aussi complète que possible. A l’échelle globale, en revanche, cette option n’existe pas : soit l’on évite un réchauffement catastrophique, soit on ne l’évite pas, et tous les efforts déployés localement ne serviront à rien ; on ne pourra enrayer la savanisation des forêts tropicales et le bouleversement écologique et climatique qui l’accompagnera.
D’autre part, le choix du DD n’est viable qu’à la condition de maîtriser la croissance démographique. Tout semble se jouer, donc, dans les 40 prochaines années, à l’issue desquelles on prévoit (prédire serait plus juste) une inversion de la courbe de croissance de l’humanité.
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