J'ai lu six Agatha Christie d'affilée et je suis enchanté.
Le problème, je l'avoue, est que je suis devenu trop fort. Un vrai Hercule Poirot. Pour comprendre qui est le coupable, il suffit de saisir les fils que l'auteure laisse dépasser. Une allusion, une anecdote, mais surtout, bien sûr, une ellipse.
Une déception seulement: La nuit qui ne finit pas (1968, je crois). Le narrateur est un jeune homme apparemment désintéressé qui finit par changer brutalement de registre et par avouer ses forfaits au lecteur. La traduction est très maladroite, alternant les niveaux de langue, parfois dans la même phrase ("Ca fait un bon laps de temps que je ne l'ai pas vue."), incapable de saisir les idiosyncrasies du narrateur. De plus, Agatha a un léger retard, elle semble s'essayer au roman noir américain mais ne parvient pas à créer les atmosphères étouffantes d'un Jim Thompson, par exemple, qui use d'un artifice similaire dans Cent mètres de silence.
En revanche les romans de l'immédiat avant-guerre sont franchement réjouissants. Je prends d'ailleurs plus de plaisir à assister à la mise en place des décors qu'au tomber de rideau. Sa qualité suprême est qu'elle pose tous les personnages comme a priori sympathiques. Leur passé est noble, ils sont pleins d'aspiration. C'est pourquoi Hercule Poirot, en fin de compte, ne s'intéresse pas tant à eux qu'à la victime. C'est la vie qu'a mené la victime qui déterminera le portrait psychologique du meurtrier (c'est particulièrement évident dans Le Crime de l'Orient Express). C'est ce que Poirot appelle "Voir les choses sous un autre angle".
Un autre élément appréciable est le rôle que jouent les intertextes, c'est-à-dire l'ensemble des citations qui nuancent certains aspects de la scène ou du personnage. Ce peut être une comptine (comme dans Dix petits nègres ou La Maison biscornue) ou une citation de Macbeth, de la Bible, généralement marmonnée, mais qui offre comme un condensé de la scène, ou pose une réelle question (pourquoi les chiens qui ont dévoré Jézabel n'ont-ils laissé d'elle que la paume de ses mains?).
Enfin, si ses derniers romans semblent comme l'ombre des premiers, et posent davantage la question du mal, de la vanité, et de l'infantilisme, les premiers pétillent d'une joie singulière, de personnages excentriques qui renvoient à Wodehouse pour le portrait de l'hurluberlu anglais. Mais en fin de compte, ce que révèle le dénouement est que chaque personnage a mené son existence dans les rets d'un rôle social qu'il a dû assumer, qui l'éloignait de sa nature ou de ses aspirations. Je pense au discours de Dustin Hoffman durant la Nuit des Césars : En chacun de nous repose un cadavre, celui que nous aurions pu être, celui que nous aurions aimé être, si les circonstances avaient été différentes. Il proposait ainsi le métier d'acteur comme un bon compromis, dans la mesure où ce métier implique, précisément, un changement régulier de rôle.
Je ne me sens pas vraiment concerné par cette problématique, mais discutant avec les étudiants on discerne parfois ce dilemme d'une passion enfantine et d'une résolution sage et triste.
Plus tard : Je reviens d'un séminaire de philo portant sur l'existence réelle ou subjective d'une intériorité, et de la possibilité de l'appréhender sous formes de structures enchassées mais flottantes, si vous voyez ce que je veux dire. Et m'est aussitôt venue à l'esprit l'idée suivante : Bien sûr! C'est comme ça que ça se passe dans un roman d'Agatha Christie!
En effet, nous avons au début du roman une microsociété en parfait état de marche (une famille, un village, un groupe de passagers). Chacun occupe une fonction ou joue son rôle social à la perfection. Or, l'irruption d'un meurtre révèle qu'une sous-structure était à l'oeuvre: d'aucuns ne sont pas ce qu'ils prétendent être (topos de l'Evil Twin) ou ne sont pas ce qu'ils auraient voulu être (topos de l'oppression tyrannique).
Ce qui est révélé, c'est que les choses fonctionnaient mieux AVANT. On n'a généralement pas accès à l'après. Une nouvelle société, une nouvelle famille se met-elle en place après la révélation des secrets et l'exclusion du meurtrier?
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