J'ai du mal à comprendre tout ce ramdam à propos des résidus médicamenteux dans l'eau du robinet.
J'ai souvent entendu dire qu'un verre d'eau, au réveil, était excellent pour la santé, car il purifiait l'organisme et relançait la machine corporelle.
Eh bien, c'est encore plus vrai aujourd'hui: un simple verre d'eau, et vous absorbez un anticancéreux, accumulez des oestrogènes qui adouciront votre tempérament, vous lancez dans une trithérapie, luttez contre le cholestérol, desséchez votre acné, dégagez vos bronches, stimulez la circulation sanguine, maintenez votre érection, réduisez votre hémophilie, brûlez les mauvaises graisses, faites passer la migraine, éliminez votre flore intestinale, stabilisez votre humeur, acceptez un greffon, renforcez vos anticorps, faites baisser la pression, contrôlez votre diabète, le tout pour moins cher qu'une bouteille d'eau de source ! Et cela ne coûte rien non plus au contribuable !
Bien sûr, des rabat-joie vous diront que c'est toute la faune qui en est affectée, depuis les hôtes de nos bois jusqu'aux poissons d'estuaire. Le progrès a un coût. Rappelons à tous ceux qui voudraient nous renvoyer à l'âge des cavernes qu'il fallait autrefois, pour changer de sexe, une douloureuse opération.
Mais il y a plus. Car à ceux-là, nostalgiques du bocage et des frais vallons, défenseurs des blaireaux et des alouettes, nous pouvons répondre : nos médicaments finissent dans les rivières et les nappes phréatiques, et alors ? Sur qui sont testés ces médicaments ? Sur des animaux. Si toutes ces molécules ont prouvé leur innocuité sur des chats ou des chiens, en quoi pourraient-elles affecter les putois ou les belettes ? La faune française, bien au contraire, doit avoir une santé de fer. Un Français sain dans un écosystème sain: l'esprit de Grenelle est là et bien là.
Rien ne va plus entre votre serviteur et la revue Pomme d'Api.
Pour mémoire, voici le mot reçu alors que je demandais des explications:
En mentionnant les « usages », je ne faisais pas allusion à une procédure administrative, mais à la simple correction. M. X. m’ayant informé qu’il n’avait pas eu l’opportunité de vous communiquer sa note de lecture, il m’a semblé – mais sans doute je me trompe – que votre évaluation avait été expéditive.
Je vous prie de croire, Monsieur, en l’expression de ma considération.
Pomme d'Api réagit vivement:
Monsieur,
Je comprends, je le répète, le refus.
Ce que je ne comprends pas, c’est qu’un article écrit par un pommologue, fondé sur une méthode pommologique, posant l’hypothèse d’une identité spécifique des pommes d'api (thème qui correspond, peu ou prou, à l’intitulé de votre revue), ne « corresponde pas à une ligne éditoriale » sans autre explication. Ma démarche ne se fonde pas sur l’orgueil ou l’amour-propre, mais sur le désir d’amélioration. Il ne s’agit donc pas d’échanger des cartes de visite ou d’agiter des gants, mais d’une position scientifique.
A mon tour d’être navré que vous le preniez sur ce ton.
Avec mes cordiales salutations.
Et pour finir:
(Et voilà. Il va de soi que ma carrière au sein de Pomme d'Api est compromise.)
Assisté hier au film "La Guerre de Pacification en Amazonie", tourné entre 1971 et 1975 par Yves Billon. La projection avait lieu dans le cadre des "lundis de Survival", tous les premiers lundi du mois à "la Filmothèque" de la rue Champollion, à Paris. Demandez le programme!
Le film était suivi d'un débat animé par Patrick Menget, président de Survival-France et directeur de recherche de votre serviteur. Je n'entrerai pas dans un débat sur le cumul des mandats, mais il est probable que le temps que Patrick a passé à lire ma synthèse et à la commenter a vraisemblablement permis, en sous-main, l'extermination d'un peuple entier en Nouvelle Guinée ou dans les îles Aléoutiennes, laissé sans défense, abandonné de tous. Eh oui,c'est l'un des nombreux paradoxes de la recherche-action.
A l'ouverture de la Transamazonienne, projet-phare des militaires, la Fondation Nationale de l'Indien (FUNAI) récemment créée a eu pour mission de contacter les populations indiennes qui se trouvaient sur son chemin - Parakanã, Kararaho, et autres. Le contact avait lieu grâce au pistage et à l'approche par des interprètes, et par l'offrande de vêtements, de perles et d'outils. Une fois contactés, les Indiens étaient regroupés autour de "postes d'attraction" qui suscitaient en eux une dépendance progressive aux objets manufacturés. Il s'agissait là, dans l'esprit des indigénistes et "sertanistas" de la FUNAI, d'un moindre mal, permettant de retarder le moment où ces Indiens seraient "intégrés" ou purement et simplement exterminés. Photo tirée du site Survival International
La "pacification" elle-même était sujette à caution, ces Indiens n'étant pas hostiles. Caméra à l'épaule, Billon nous fait découvrir leurs visages souriant, leurs cris de joie, un chien sous le bras et une pièce de tissu dans l'autre, mais le plus souvent ce qu'on lit sur ces visages est la stupéfaction. Puis la caméra vagabonde, en plusieurs points du Brésil. Chez les Xikrin du Xingu, protégés par le Parc Indigène créé par les frères Villas-Boas. Chez les Karaja de l'île du Bananal, où la FUNAI cherchait à mettre en place un immense élevage bovin. Il fut même tenté, chez eux, d'implanter une police indigène formée à la caserne, pour supplanter l'autorité traditionnelle. Là encore, c'est la stupeur qui prédominent, femmes et enfants tétanisés par le passage de milliers de bovins, menés par des garçons-vachers.
"Ce n'est pas un film sur les Indiens", a dit le réalisateur, "c'est un film sur nous-même, sur l'avidité, sur l'absence de pitié et de considération".
Le débat qui a suivi a suscité en moi un certain malaise. Dans les années 70, en effet, on ne donnait pas cher de la peau des Indigènes brésiliens. A les voir ainsi s'essayer au maniement de la hache métallique, errer en bord de ville-champignon, sortir de la forêt pour buter sur la route, on éprouve quelque chose proche de la nausée. Mais les commentaires, hélas trop prévisibles, portant sur la "corruption" de peuples et de cultures jusque-là intouchées, comme si les Indiens étaient de petits enfants angéliques irrémédiablement dévoyés, appellent des réponses.
Les Indiens ne sont pas des peuples sans histoire. Lorsqu'ils découvrent la modernité technologique, ils se l'approprient. Ils s'adaptent. La question qui se posait dans les années 70 était celle d'une course contre la montre, où l'extermination pouvait l'emporter. Sans doute ces hommes que l'on voit manier pour la première une machette, découvrir de petits sacs en plastique contenant des perles, ont-ils fait des cauchemars des années après, se sont fait rouler dans la farine 1000 fois avant de comprendre quelque chose à la valeur d'un échange. Mais à la mille et unième fois, ils ont compris. Leurs enfants ont compris dès la troisième fois, et leurs petits enfants sont des échangeurs avisés.
Comme fusaient les invectives contre le Brésil "qui massacre ses Indiens", Patrick Menget a dû rappeler que la Constitution de 1988 était une des plus avancées qui soit en ce domaine. Les expériences menées chez les Karaja ont été abandonnées, les éleveurs déplacés, et comme on le constate souvent chez les populations migrantes (sauf que la migration, ici, est un déplacement dans le temps, d'une ère à l'autre), "ce que le fils veut oublier, le petit-fils veut l'apprendre".
L'immense majorité de la population brésilienne ne trouve rien à redire à ce que les Indiens vivent selon leurs usages, dans des territoires qui leur sont concédés, et qui couvrent aujourd'hui 13% du territoire national, pour 0.2% de la population. C'est le front ruraliste qui cherche à semer la discorde, à lever des boucliers, répétant à l'envi "beaucoup de terres pour peu d'indiens" - mais que beaucoup de terres soient dédiées aux bovins ne les affecte pas. Voici, en vert, les Terres Indigènes d'Amazonie (ce sont elles qui sont principalement concernées):
Donc les Indiens ne sont pas des enfants innocents, ce sont des hommes qui réfléchissent et mettent en place des stratégies de défense, quand on leur en laisse le temps. Le Brésil n'est pas un exterminateur d'Indiens, c'est un pays qui cherche à concilier la différence culturelle avec l'obligation de soigner et d'instruire qui est celle de tout Etat contemporain. Les Indiens ne constituent plus un "problème" au Brésil, sinon localement (sachant que depuis l'origine ce sont les colons portugais qui ont constitué un "problème" pour les Indiens).
Le problème du Brésil, aujourd'hui, c'est un corpus de lois environnementales strictes que le gouvernement n'a tantôt pas les moyens, tantôt pas la volonté, d'appliquer.
La femme en manteau de fourrure qui déplorait la disparition de la forêt, depuis le cinquième rang, ignorait sans doute que le soja qui poussait à la place finissait dans l'estomac d'un porc breton ou d'une vache laitière normande ou d'un poulet industriel au Mans. Et donc, pour finir, dans le sien.
Ma correspondance avec Elodie, étudiante de première année:
Bonjours,
Je suis en L1 espagnol et en cours de portugais avec vous le mardi de 11h a 12h30. Nous aimerions savoir si vous faites grève ce mardi 3/02 ? Afin de savoir les cours qui seront assurés ou non. Merci de votre compréhension. Cordialement.
Elodie
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Hmmm, Elodie, je pense que je serai en grève. Et vous, qu'en pensez-vous?
Anthropopotame
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Bonsoir,
Moi, je suis d'accord avec vous.Je pense qu'il faut défendre nos intérêts et manifester notre désaccord pour que les choses changent.
Cordialement
Elodie
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Elodie, je ne suis pas sûr d'avoir raison de faire grève, mais l'idée d'affronter la neige pour trouver des salles vides me déplaisait beaucoup.
Je ne suis pas sûr non plus que la réforme soit mauvaise pour les étudiants, ni pour nous d'ailleurs. Comme d'habitude, c'est plutôt la façon dont elle est menée, toujours insinuante et plus ou moins insultante.
Mais que les enseignants soient évalués, c'est à votre avantage. Que l'on distingue des profils "enseignement" et des profils "recherche" n'est pas mauvais non plus.
Enfin nous verrons bien. Profitez-en pour lire la brochure que je vous ai passée, les BD sont très bien.
Anthropopotame
Voici la réponse - sévère - que je reçois de la part du comité éditorial de la revue Pomme d'Api, à qui je soumettais un article:
Pour un leader d'opinion, je suis tout de même bigrement influençable.
J'appelle le secrétariat d'Espagnol ce matin:
- Bonjour, Monique, alors dites-moi, est-ce que je fais grève ou est-ce que je ne fais pas grève?
- Voyons, Anthropopotame, c'est à vous de décider cela!
- Oui, mais en votre for intérieur, que pensez-vous?
- Je ne vous le dirai pas.
J'expose mes raisons: c'est tout de même elle qui m'a suggéré de me raser la barbe. Elle doit dorénavant assumer la responsabilité de mon destin. Monique est flattée mais pense que j'exagère.
Nous convenons de la chose suivante: je lui laisse jusqu'à 17h pour arrêter ma décision.
Le Monde publie une présentation sommaire de la réforme du statut des enseignants chercheurs dans son édition du 29/01.
Grâce à Dieu, les commentaires sont à la hauteur. J'ai un faible pour ceux qui s'inscrivent dans une tradition moraliste, proche de La Rochefoucauld, ainsi de Gérard B.:
GÉRARD B.
30.01.09 | 23h33
Sauf que le vulgum pecus, qui ne comprend rien à l'organisation de la recherche et, d'ailleurs, s'en fiche, voit que nos chercheurs ne trouvent rien ou presque, et que ça lui coûte très cher pour des inutiles. Nous n'avons pas besoin de chercheurs, nous avons besoin de TROUVEURS.
Non seulement Gérard s'en fiche, mais en plus il y consacre du temps de cerveau disponible, grâce à la suppression de la publicité entre 20h et 06h sur le service télévisuel public. Afin d'en finir avec cet ingénieux jeu de mots, je suggère que l'on ne parle plus de "Recherche" mais de "Trouvette" ou "Découverte". Les commentaires porteraient alors sur "les découvreurs inutiles" et peut-être alors se sentiraient-ils obligés d'argumenter.
Mais c'est un autre aspect qui m'intéresse, dans l'article du Monde, qui est concis par principe:
Dans sa première mouture, le texte prévoyait de donner aux présidents d'université la possibilité de "moduler" le "temps de service" des personnels entre enseignement, recherche et tâches administratives.
L'article met ici le doigt sur un aspect fondamental du texte et de ses aspirations secrètes, que tout contribuable doit partager: la recherche coûte cher, les chercheurs sont d'authentiques Picsou, et la réponse du gouvernement est clairement affichée.
Il s'agit, on l'aura compris de ménager le budget de l'Etat en demandant aux chercheurs d'enseigner, de chercher (et donc de trouver), d'administrer, ainsi que d'assurer quelques heures de ménage. Certains d'entre nous en effet, cherchent davantage, d'autres enseignent davantage, d'autres administrent davantage, et tous ces aspects sont nobles et respectables, si ce n'était une minorité de grosses feignasses (toute la corporation) qui font des miettes en engloutissant le Pan Bagnat préempté à la cafet' et qu'il convient de châtier en leur imposant de nettoyer les toilettes.
Cela m'a toujours frappé que s'impose progressivement l'évidence qu'un enseignant-chercheur, qui n'est déjà pas exactement dépourvu de préoccupations, se voie exiger d'exercer des tâches administratives (à Neverland, on parle de 40% enseignement, 40% recherche et 20% administration comme intégrant normalement le travail du corps enseignant). Bien sûr, administrer veut dire : occuper des fonctions de responsabilité ou de représentation, mais aussi, de plus en plus, gérer ses horaires, ses polycopiés, s'occuper des publications, de la valorisation, de la mise en place des projets, de leur défense face aux conseils et commissions, gérer les échanges internationaux, mettre en place les bourses et mobilités étudiantes, organiser les recrutements, etc.) Pourquoi pas. Il est bien normal, l'Etat mettant à notre disposition des locaux, que nous passions un petit coup d'éponge et d'aspirateur dans nos bureaux et laissions les toilettes dans l'état où nous les avons trouvées (ceci est affiché un peu partout à Neverland).
Ce faisant, nous obtenons deux choses:
1) l'équité sociale - il n'y a pas de raison que ce soit une autre catégorie de personnel qui nettoie nos cochonneries -
et 2) une réduction drastique de la masse salariale de l'Université, enfin dispensée de recruter du personnel IATOS (technique, administratif).
Je pourrais profiter de mes heures de cours (où je déambule, rêveur, une écharpe flottant à mes épaules) pour réparer quelque chaise, ou quelque volet mécanique, bloqué depuis l'hiver 1972. Avec ma craie, mon feutre pour tableau blanc, mon ordinateur et mes câbles, j'emporterai aussi une petite boîte à outils.
Mais nous pourrions aller un peu plus loin: durant les semaines interlopes de la pré-rentrée (autrefois en octobre, puis en septembre, aujourd'hui en août), les chercheurs pourraient contribuer aux vendanges, dans leur Académie d'appartenance : qui en Touraine, qui dans le Bordelais. Nous parviendrions ainsi à imposer la Révolution Culturelle par le haut, et tout le monde serait content, du Président aux maoïstes qu'il dénonce.
Et vous, chers collègues, qu'envisagez-vous d'accomplir en plus de la recherche, de l'enseignement et des tâches administratives?
Quand j'étais enfant j'imaginais parfois que le jardin était bardé de caméras qui suivaient mes faits et gestes - c'était bien avant que l'on invente la télé-réalité. Le public aurait sans doute été captivé : je surveillais des poules, donnais à boire à une chèvre, capturais des lézards et construisais des cabanes.
Le spectacle aujourd'hui serait décevant. Que fait un anthropopotame de ses journées? En quoi consiste le travail d'un anthropopotame? J'y ai réfléchi, j'ai songé également à la disposition éventuelle de caméras qui dévoileraient sans dévoiler, et il me semble que le spectateur aurait une idée fausse de mon activité, à tel point qu'il tiendrait cinq minutes puis se consacrerait à la journée d'un avocat.
En effet, mon enveloppe matérielle - ce vieux corps délabré - va et vient entre le bureau et la cuisine, préparant des cafés. On penserait alors : "Tiens, sans doute le pauvre chouchou est-il au service de quelque patron tyrannique, qui l'envoie à la cafetière ou la photocopieuse alors que l'infortuné avait de si hautes aspirations?"
Pas faux, ma foi. En réalité, la seule chose qui donnerait une idée de ce qui se passe réellement dans la vie professionnelle d'un Anthropopotame serait qu'il soit bardé d'électrodes. On verrait alors, sur l'encéphalogramme, quelques pics hérissés qui correspondent aux moments de travail effectif.
Moment où l'anthropologue, ayant résolu le douloureux problème de la faim dans le monde, se demande comment il va remanier l'introduction de son troisième chapitre.
Dernière conférence de Viveiros de Castro, cette fois sous forme d'un bate-papo (conversation) avec Philippe Descola. Bruno Latour était là également. Salle comble, public assis par terre; je le dis et le répète, s'il y a un endroit à Paris où il fallait être, c'était là.
Descola a présenté ses travaux et points de convergences avec Viveiros, a salué son "coup de génie" qu'était l'article de 1996 sur "le natif relatif" où il introduisait le concept de perspectivisme, Descola expliquant alors comment, après un été studieux, il avait fait émerger les catégories fondatrices de sa nouvelle anthropologie (analogisme, naturalisme, animisme et totémisme) comme modes universels d'appréhension de la discontinuité du monde.
Viveiros a repris certains points de sa carrière, revenant longuement sur le perspectivisme (affirmant que la différence entre une chose et un concept est que ce dernier n'aboie pas), et disant que d'un point de vue philosophique, le perspectivisme comme mode d'organisation de la pensée indigène n'était pas une catégorie anthropologique, mais une anthropologie en tant que telle: la pensée miroir de la réflexion occidentale portant sur d'autres peuples. Le perspectivisme est une pensée portant sur les autres peuples et sociétés, y compris animales.
Comme il employait souvent l'expression "production de pensée", tant à propos des indigènes que de Lévi-Strauss, j'ai fini par poser la question qui me tarabustait depuis quelques semaines:
"Monsieur Viveiros, dans Fin de Partie, Samuel Beckett raconte l'histoire d'un homme qui attend son pantalon. Mais après trois semaines, le tailleur ne l'a toujours pas terminé, aussi l'homme furieux lui dit "Il a fallu une semaine à Dieu pour créer le monde, et vous il vous faut trois semaines pour un simple pantalon", A quoi le tailleur répond: oui Monsieur, mais regardez mon pantalon, et à présent, regardez le monde." Ma question est la suivante : le travers de l'anthropologie aujourd'hui n'est-il pas justement de s'intéresser un peu trop au pantalon et pas assez au monde? A force d'étudier des produits de la pensée, nous oublions de considérer le monde commun à partir duquel elle est produite. Oui, les indigènes disent que le jaguar est une personne. Mais ils ne sont pas les seuls: les éthologues disent la même chose. Si nous continuons à nous focaliser sur les discours portant sur les jaguars, nous nous interdisons à jamais de nous intéresser au jaguar, qui ne produit pas de discours à son propre sujet."
Evidemment, l'assistance ne pouvait se douter que le reproche était d'abord adressé à moi-même. Il y a deux semaines, en effet, j'avais essayé mon nouveau pantalon et j'avais un peu perdu de vue le monde.
Viveiros a cette fois été très prolixe, et a abondé dans mon sens. "Si vous me demandez ce que je pense, je vous dis franchement que je suis Elizabeth Costello - les animaux doivent avoir des droits, et les crimes commis contre eux seront un jour jugés. Mais il faut savoir où l'on se situe dans le cadre d'un débat scientifique". Dès lors la question posée fut celle de l'anthropologue, de son rôle, de son engagement éventuel, dans sa capacité à intégrer le non-vivant. Je buvais du petit lait. Bruno Latour est sorti en avance, j'en ai profité pour échanger quelques mots avec lui. Je lui ai rappelé mon nom, il ne se le rappelait pas. "Enfin, c'est moi, Anthropopotame! Il y a quinze ans j'étais amoureux de votre fille, elle a joué dans une de mes pièces, j'étais le colocataire de votre neveu, voilà six mois que je vous écris à propos de l'HDR et que vous me répondez!" "Qui ?" "Anthropopotame!" Il ne voyait pas du tout qui j'étais, je me suis mis à rire et j'ai laissé tomber.
Au cocktail qui suivit, et les cocktails sont comme les bals, il faut des audacieux pour les ouvrir, une jeune femme est venue me parler de son étude sur la danse comme langage, et je ne sus que lui parler des dinosaures, et des conneries éventuelles qu'un dinosaure avait peut-être commises, découvrant l'atome et faisant littéralement sauter la planète juste comme le crétacé s'achevait. Je voulais démontrer que notre potentiel destructeur est survenu en si peu de temps qu'il ne laissera peut-être aucune trace géologique intelligible à de futurs prospecteurs, et que nous sommes donc dans l'impossibilité de dire si l'irruption rapide d'une espèce intelligente (au sens de "capable de faire une gigantesque connerie") ne s'était pas déjà produite.
"Je crois que certains anthropologues sont fous" dit-elle. M'aurait-elle cru davantage si je n'avais pas parlé la bouche pleine?
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