Les rapports quotidiens sont une partition musicale: ils s'apparentent au chant plutôt qu'à la conversation.
Je veux parler des "bonjour", "merci", "avez-vous besoin d'autre chose", "sale temps pour la saison".
Les rapports quotidiens sont une partition musicale: ils s'apparentent au chant plutôt qu'à la conversation.
Je veux parler des "bonjour", "merci", "avez-vous besoin d'autre chose", "sale temps pour la saison".
Un article intéressant d'Audrey Garric, dans le Monde, à propos de la perte de savoir-faire dans la construction des centrales nucléaires. Depuis vingt ans les ingénieurs français n'ont pas eu l'occasion d'appliquer leurs connaissances, et les pionniers de ce domaine sont partis à la retraite.
Non que je déplore cette perte de savoir-faire, mais elle attire notre attention sur la nécessité de maintenir des chaînes de transmission, d'une génération à l'autre, même si les technologies évoluent. Les restructurations, délocalisations, rachats divers d'une entreprise par une autre, ou fusion d'une administration dans une autre, entraînent des pertes de savoir et des paralysies qui peuvent être irrémédiables. Le rachat par EDF de la compagnie d'électricité de Rio, avec la mise au rancart de tous les vieux employés, a provoqué des courts-circuits dans toute la ville: c'est que ces vieux employés connaissaient toutes les rustines et les bidouillages de fils de cuivre qui permettaient à ces vieux systèmes de fonctionner.
Mais surtout, les administrations et corporations se construisent en fabriquant du sens, ce qu'on appelle "tradition" ou "conscience professionnelles", selon les cas. Nul ne peut exercer un métier dont il ne serait pas fier, comme on est fier, toujours, d'être né quelque part. Cette fierté est ridicule, déplacée, mais elle est nécessaire. Je vois passer tant de "stagiaires" de la Poste qui n'ont pas l'occasion d'échanger avec leurs aînés partis en vacances ou en retraite. Ils n'ont pas de goût pour cela, ils ignorent les subtilités des boîtes aux lettres et des dénominations d'escaliers. Des lettres s'égarent, des paquets ne sont pas remis en main propre, et finalement le service eût aussi bien été rendu par des machines.
Cela va plus loin encore. A Mamiraua, une réserve de développement durable sur le Haut-Solimões (à mi-chemin de Manaus et de la Colombie), les alternatives proposées aux populations traditionnelles semblent vider leur existence de son sens. Ces gens ont vécu, depuis trois ou quatre générations, en prélevant des ressources naturelles (peaux de jaguar et de caïman, poisson, farine de manioc, troncs flottants, etc.) et en les échangeant au sein de sous-systèmes économiques fortement personnalisés, en une relation "client-patron" ou le client est le fournisseur et le patron, l'acheteur. Ces réseaux donnaient une raison d'être à de petites communautés qui, en d'autres circonstances, eussent opté pour la ville.
L'investissement massif dans des projets alternatifs et durables a désorganisé les réseaux locaux, suscitant d'abord une vague de scissions et de migrations. Et puis, en dépit des revenus garantis par les plans de gestion, on a vu se reconstituer les anciens systèmes de relation. Même s'ils étaient exploités, les habitants des rivières savaient qu'ils pouvaient compter sur leur patron, pour acheter un moteur, des vêtements pour les enfants. Cette relation avait du sens et justifiait que l'on sue au milieu de nulle part, dans des maisons flottantes cernées par les moustiques et par les taons.
Le savoir, la fierté associé au savoir et à la continuité de la transmission, la personnalisation des rapports, sont des constantes de notre fonctionnement. J'ai le sentiment que nous assistons aujourd'hui à une perte de sens généralisée: combien d'entre nous se sentent justifiés socialement dans leur être et dans leur mission?
Les agriculteurs supportent assez mal qu'on leur demande des comptes ou que l'on formule des exigences quant à la qualité des paysages qu'ils entretiennent. S'ils semblent admettre qu'il faille privilégier les haies, par exemple, s'il y a risque d'érosion, ils se refusent à en planter pour des motifs purement esthétiques. Le raisonnement repose sur un calcul coût/bénéfice en termes de travail à fournir.
Pourtant, une telle exigence n'est pas dépourvue de fondements. Si l'on estime grossièrement que les terres agricoles occupent 60% de la surface du territoire (je calcule ainsi: 25% de surface boisée, 5% de bâti, 10% de zones humides ou escarpées), les détenteurs de ces superficies ont quelques responsabilités, en particulier pour ce qui est de l'érosion, des infiltrations de pesticides, et de maintien des faunes et flores adventices. La dimension esthétique, selon ces considérations, est franchement secondaire.
Mais l'idée du "paysan gardien des paysages" n'est pas sortie du chapeau d'un technocrate. La FNSEA est la première à l'avoir popularisée, lors de ses campagnes de communications (voir la note "Paysagisme").
Tous les stéréotypes de l'agriculteur en lien avec la terre, respectueux des êtres et des saisons, sont issus des syndicats agricoles eux-mêmes, et ont profondément marqué la psyché de la Nation. On ne peut jouer impunément avec les stéréotypes, à l'image de ces Indiens réclamant des terres au nom d'un rapport privilégié avec Mère Nature puis vendant le bois précieux à l'encan.
La dissociation du discours et des réalités qu'il recouvre peut évidemment aller fort loin. De ce point de vue, nous vivons hélas dans un monde de fiction.
Le clash avec les écologues qui s'est produit en début de semaine (j'ai craqué, mais ils m'ont eu à l'usure) explique assez bien pourquoi la plupart des programmes de conservation s'achève par des levées de bouclier d'habitants qui s'estiment dépossédés de leurs décisions.
Attitude oscillant de la morgue au mépris affiché, affirmations péremptoires ("les corridors biologiques ça ne sert à rien!"; "les sangliers vont là où il y a de quoi manger!"; "les haies suppriment des espèces!"), fins de non recevoir (cette démarche est inutile; ça ne sert à rien; ça demande trop de travail...), désir d'en revenir toujours à une position d'expertise ("on est là pour répondre à vos questions") et finalement s'estimant quitte avec le programme en proposant une anthologie de solutions toutes faites, rabaissant ainsi tout l'effort de socialisation et de participation que nous avons mené dans les différentes communes.
Parfois j'en viens à me demander s'ils ont lu le programme que nous avons co-rédigé.
Car rien n'indique qu'ils se soient intéressés à nos compte-rendus de terrains, à nos transcriptions d'entretiens... Le plus blessant (mais c'était intentionnel) fut leur refus de prendre un exemplaire des posters que nous avions élaborés pour les restitutions ("pas de place") comme si ce qui provenait du programme était salissant. Refus trois fois réitéré.
Je suis d'autant plus stupéfait qu'ayant fréquenté nombre de biologistes et botanistes brésiliens (l'écologie n'est pas une science reconnue au Brésil) je me suis habitué à les voir mouiller leur chemise, à partager des semaines de vie avec les locaux, à les associer à leurs recherches.
Il me faut à présent rédiger un rapport pour le ministère qui m'a financé. Une bonne partie du rapport sera consacrée aux raisons de cet échec.
L"Inetto" - inepte, incapable, inapte - fut un personnage couramment incarné dans la littérature italienne de la fin XIXe au début du XXe siècle. Son expression la plus achevée se situe dans La Coscienza di Zeno, mais d'autres personnages de Svevo - Alfonso Nitti, Emilio Brentani - en sont d'excellents exemples. Du côté germanique, c'est L'Homme sans qualités que Musil décrivit longuement.
Zeno exprime bien le fond de l'inanité lorsqu'il observe "la grande machine privée de but" qu'est l'univers. Que sommes-nous au milieu de tout cela? Et même pas au milieu, plutôt à la périphérie. Plutôt que des roseaux pensants, ne serions-nous pas plutôt quelqu'infime coléoptère posé à l'extrémité du roseau?
Germaine Brée a, il y a plus de trente ans de cela, publié un excellent livre portant sur La Recherche du Temps perdu. Elle écrit à propos des scènes finales du Temps retrouvé:
"Ils existent, rien n'explique cette existence qui va cesser d'être et qui est une forme fugitive de la vie. Mais, installés dans cette existence, comme le dormeur au centre d'un rêve, les hommes l'oublient et en oublient le caractère transitoire. Ils se laissent emporter, saluant, ricanant, bavardant avec ardeur, dans la mort, où cette création unique qu'est une vie se développant dans le temps se trouve rapidement perdue, aussi rapidement que l'est, dans la mémoire de sa fille même, le souvenir et la personnalité de Swann." (BREE Germaine, Du temps perdu au temps retrouvé, les Belles Lettres, 1969, p.159)
Ces perplexités ne me quittent pas lorsque je mène mes enquêtes. Souvent j'ai des instants de pause et de douleur où les choses se transfigurent. Tantôt je me projette au Crétacé ou au Jurassique, tantôt je pense au volume physique occupé par un humain qui agit, prend des décisions, décide de construire ou démolir. Je me demande bien sûr à quoi je sers, ce que je fais là, assis devant mes interlocuteurs plus ou moins à l'aise, plus ou moins communicatifs, et moi-même plus ou moins désireux d'approfondir, toucher à l'intimité des coeurs, me laisser aller à ma curiosité.
Et pourtant l'essentiel n'est pas là. Après un mois à la campagne je ne faisais pas corps avec mon enquête, mais avec le jardin. Ces choses-là n'ont pas de mots pour les exprimer. Chemins parcourus et reparcourus. La même fleur vue et revue sous mille angle, tantôt visitée par un insecte, tantôt hébergeant une petite araignée. Etre happé par la vie végétale, comme un corps mort se dissout dans l'humus.
Imaginons une tablette de chocolat.
Elle est posée ouverte sur la table. Elle a été grignotée, il n'en reste que la moitié déjà.
Que pensons-nous alors? "Oh, il n'en reste que la moitié, je vais limiter ma consommation à la moitié de la moitié".
Cette limite étant atteinte, nous nous proposons dorénavant de n'en manger que la moitié du quart (ce qu'il en reste effectivement).
Puis, encore plus modérément, avec force déclaration et beaucoup de précautions, nous proclamons haut et fort que la moitié de la moitié de ce quart sera mangée très lentement, après études d'impact et consultations.
Et ainsi de suite.
Il en va ainsi de la politique écologique menée par nos gouvernants, à tous les échelons. Le mitage continue. La surpêche continue. L'élevage intensif continue. La chasse continue. La construction d'infrastructures continue. La consommation énergétique continue d'augmenter. La biodiversité continue de s'effondrer.
Mais tout cela avec force déclarations, précautions, pétitions de principe, qui portent sur des morceaux de plus en plus réduits de l'infortunée tablette de chocolat...
Conversation avec G., hier, venue à Paris pour assister à une conférence "Pauvreté et environnement".
Nous parlons du programme et je lui fais observer que la date qu'elle a retenue pour notre présentation en Bourgogne - le jour du marché bio - risque de nous assimiler à des écologistes.
"J'ai bien vu que ça vous emmerdait" dit-elle en souriant.
Cela ne nous ennuie pas vraiment. Mais nous devons distinguer notre propre engagement militant (s'il existe) et l'accomplissement d'un programme scientifique. Notre public-cible n'est pas la mouvance écologiste du monde rural. Il est à la rigueur plus enrichissant pour nous de rencontrer ceux qui se refusent à toute concession environnementale.
"Maintenant, si nous entrons dans ce cercle militant, tu dois savoir que, pour nous, vous devenez des objets d'étude. Je te dis cela pour que tu ne te sentes pas trahie si nos résultats ne répondent pas à tes attentes."
Elle dit le savoir pertinemment, et que les militants ont tout à gagner s'ils passent sous le crible des ethnologues. Ceci étant posé, je me sens plus tranquille pour la suite. Sous la chaleur nous rendons au garçon les pop-corns trop salés.
Fin du colloque « un tournant animaliste en anthropologie », organisé par Noëlie Vialles et Frédéric Keck, au Collège de France.
En fait d’état des lieux, il y eut beaucoup de règlements de compte. On peut se demander pourquoi les organisateurs ont privilégié les invités prestigieux, mais hors-jeu, durant deux longues sessions.
Que Francis Wolff préfère les délices de la dissertation à ceux de la recherche scientifique, c’est de bonne guerre.
Mais qu’en fait d’animal, on fasse venir un dinosaure, c’est moins appréciable.
Jean-Pierre Digard est à la retraite depuis quelques années déjà. Sa phase de production scientifique est derrière lui. Sa contribution s’est limitée à reprendre un texte de conférence, paru il y a trois ou quatre ans sur le site www.agrobiosciences.org intitulé « les nouveaux rapports homme-animal »
(http://www.agrobiosciences.org/IMG/pdf/PDF_Digard_seminaire_DGER_2008.pdf).
Servir un plat réchauffé est une pratique peu respectueuse si l'on songe à ceux qui se sont fatigués à effectivement produire quelque chose de nouveau.
Le texte en question ne comporte pas de références scientifiques mais des propos à l’emporte-pièce du type : « La cause animalitaire est activement défendue auprès des autorités nationales et internationales par un lobbying à l’anglo-saxonne extrêmement puissant, riche et organisé, ainsi que, sur le terrain, par des groupuscules radicaux hyperactifs, parfois très violents ». Pas de référence, on ne sait d’où provient la richesse de ces groupes, et encore moins d’où vient l’information. Cela fait songer au lobby agricole brésilien dénonçant les menées « biopirates » d’ONG anglo-saxonnes, riches, puissantes et organisées.
Autre perle:
"Il y a au contraire toutes les raisons de s’y opposer [aux mouvements pour le bien-être animal], en vertu d’un principe de réalité simple qui est celui-ci : ce qui ne va pas dans le sens de l’intérêt de l’homme n’a aucune chance d’être adopté et de s’inscrire dans la durée. Ce principe est fondé sur le constat de la supériorité de l’espèce humaine par rapport aux autres espèces. Cette supériorité, résultat d’une évolution étalée sur 25 millions d’années, n’est pas un credo créationniste, mais un constat scientifique. L’évolution n’est pas une théorie, mais un fait. Entre les animaux et l’homme, il y a certes une continuité biologique, mais aussi un saut cognitif. Que cela plaise ou non, même les plus « intelligents » ou entraînés des chimpanzés ne connaissent ni langage articulé, ni arts, ni sciences, ni philosophie, ni système politique construit."
Ces phrases martelées, dont on retrouvera des avatars ici (Prochiantz), ici (Ferry) et ici (Atlan), ne reposent sur rien d'autre que sur des objurgations ("c'est un fait"; "c'est la réalité scientifique") rendus plus autoritaires par l'ignorance et le mépris de toute la production scientifique de ces vingt dernières années. On condamne d'entrée les neurosciences, la primatologie, les sciences cognitives, avec d'autant plus de facilité qu'on ne sait de quoi il s'agit.
Comme l'a fait remarquer Viveiros de Castro, qui s'exprimait après Digard: "Je vois que mon collègue s'exprime depuis une position métaphysique".
Les seuls ajouts à ce texte sont issus d’une lecture superficielle de titres et de résumés.
Jean-Pierre Digard put ainsi citer mon projet de recherche, issu de mon dossier de candidature au CNRS, auquel je me demande bien comment il a eu accès.
Il put également, sans être interrompu, ironiser sur un doctorat fraîchement soutenu. Comme me l'écrit un collègue anglo-saxon, après cette intervention: "For me what was also unforgivable was his mocking of PhD students and their work - if I heard him correctly. From his position of seniority we expect more courtesy and leadership, surely? Perhaps he should listen more and speak less freely...."
« Un Grand Seigneur méchant homme est une terrible chose », disait Sganarelle dans Dom Juan.
Je crois que nous pouvons tous déplorer qu’à l’issue d’une carrière scientifique honorable, certains collègues se claquemurent dans des commissions, des comités de rédaction, et des officines diverses non pour favoriser la nouvelle génération, mais pour la bloquer.
Devenir puissant et malfaisant, est-ce là la finalité du mandarinat ? Rejoindre les cercles des has-been qui publient, sans étayer, des pamphlets anti-réchauffement, anti-écologiste, etc ? Ici et là, les positions institutionnelles semblent, malheureusement, valoir pour des positions scientifiques. Les sciences de l'animal ont trouvé leur Allègre.
Pour un anthropologue, le terrain est un mot-clé, et une clé magique.
"Où est Machin?" "Je crois qu'il est sur le terrain."
"Tu as vu bidule récemment?" "Oui, il revenait juste du terrain."
"Oui, je connais cet endroit, j'y ai fait trois terrains."
"Tout va bien, mais le terrain me manque".
Le terrain est le centre autour duquel gravite l'anthropologue. Les discriminations s'opèrent en fonction de la position du terrain dans la nébuleuse planétaire. Les Amazonistes ont la classe, les Africanistes la pondération, les spécialistes de l'Amérique du Nord sont écrasés par leurs collègues américains, et les Océanistes sont un peu lointains (je n'en ai jamais rencontré, à part Alban Bensa, brièvement) - ceux-là ont une aura de mystère. Tout ce que je sais des Himalayistes, c'est qu'ils se tenaient à quelques pas de nos bureaux. Pour ceux qui travaillent en France ou en Europe, le terrain n'est pas chargé de la même manière (sauf pour l'Europe centrale). Un terrain européen n'augure pas de suées 70 mètres sous la canopée, ni de rivières en crue remontées en pirogue, ni de maladies bizarres aux noms imprononçables.
C'est notre snobisme à nous, le terrain. Pas les Jaguar, ni les Bentley, ni les Rolex. Les vrais jaguars, oui. Aller au plus difficile, au plus lointain, le plus longtemps possible, comme un fakir sur une planche à clous.
Plus pragmatiquement, nos terrains sont aussi notre capital, que nous faisons fructifier: débroussailler le terrain, ou l'éclaircir, c'est se ménager des contacts, une logistique, qui permet d'y retourner sans peine, ou d'y envoyer des étudiants. En Amapa je sais que je peux déposer mes affaires chez Rona, stocker des bidons d'essence, voire laisser mariner, pendant un ou deux ans, mon hamac et ma moustiquaire dans un coin abrité.
Connaître les villes d'appui, savoir établir un camp de base, avoir gardé, dans un coin de cahier, les numéros des pilotes de pirogue ou des chauffeurs de 4x4, savoir où, en revenant de la forêt, on pourra faire un bon dîner, connaître les horaires de la banque du Brésil, avoir sur place des amis qui vous tendront les bras, c'est comme élargir sa famille. Ainsi des nouvelles tombent parfois du bout du monde: Rona s'est trouvé mal, Adriana a eu un bébé, le lamantin a fini harponné.
Je sais par exemple que Ludivine, ou Pascale, sont des semi-divinités là où elles ont travaillé. Invoquer leur nom c'est ouvrir toutes les portes. Au retour, on donnera des nouvelles.
Pour nous il n'y a pas de week-end ou de jour férié. Ces termes nous sont totalement étrangers. Les horaires aussi: qui donc connaît? Levé à 4h, couché à 6. Le corps souffre mais il se transforme en livre: nos aventures y sont gravées mieux que par un appareil numérique.
Enfin, nous avons notre malédiction à nous: griller le terrain, c'est comme être damné. Tous nos efforts s'effondrent à cause d'une remarque, d'un faux geste, d'une brouille. Comme l'épisode de possession à Kumarumã où tout le village était remonté. Parfois aussi on est tellement déprimé qu'on laisse de soi l'image d'un sire triste. Cela arrive souvent aux innocents qui prennent du Lariam, l'antipaludéen le plus économique; la saison des pluies, aussi, rend morose, parfois hargneux.
Et je laisse là le terrain sans conclure rien.
Explorant le boulevard Vincent Auriol aujourd'hui, je suis entré dans un supermarché Ed.
Deux employées africaines s'engueulaient, balançant des insultes par dessus les rayons : "Moi je n'ai pas eu besoin de coucher!" disait l'une. "Tu n'es qu'une pute!" disait l'autre. Tout le magasin vibrait de leur désunion.
Une troisième, Chinoise, intervient: "On perd des clients, on en a déjà perdu!" Puis insiste pour que l'une des deux au moins vienne tenir la caisse.
Celle, frémissante, qui s'y installe, continue de vitupérer, et l'autre la relance sans cesse. Sa main tremble quand elle fait passer mon coca.
Finalement, exaspérée, elle explose: "Sale française!!!!" hurle-t-elle.
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