Défaut d’origine : c’est le titre, je crois, d’un essai écrit par un Serbe bosniaque au temps de la guerre de Bosnie, un homme d’entre-deux ; entre deux pays, entre deux guerres, n’appartenant ni à l’un ni à l’autre, n’adhérant ni à l’une ni aux autres.
Je parle de défaut d’origine mais notre société souffre au contraire de son excès.
Ce matin j’ai hélé dans le couloir trois femmes qui passaient - elles m'étaient inconnues - afin qu’elles soient témoins de l’entretien que je souhaitais avoir avec l’étudiante qui nous harcèle depuis des mois de mails injurieux. L’entretien n’eut pas lieu, cette jeune femme ayant fui prétextant d’un examen à passer.
Mais là n’est pas le principal. Les trois femmes appelées comme témoins, ayant assisté à l’altercation, eurent ces mots de consolation : « Que voulez-vous, c’est normal, avec les gens de cette origine ». Interloqué, je leur ai demandé de répéter. Et elles dirent: « Les gens de cette origine ne respectent rien. » J’ai dû leur expliquer que l’origine de cette étudiante (marocaine, en l'occurrence) n’avait rien à voir dans cette affaire, et que cela fût-il le cas que je n'avais pas à en tenir compte.
Or, le matin même, l’étudiante en question réclamait avec force points d’exclamation un entretien avec moi, « pour vider l’abcès », entretien à mener en présence des deux représentants étudiants de sa promotion. Mais l’après-midi même, elle se rétractait, souhaitant que l’entretien n’ait lieu qu’en présence du seul représentant masculin, d’origine arabe, la représentante « française » étant par principe malhonnête, et devant forcément prendre mon parti. Ou, selon ses termes: "je ne ceux pas de convocation ni avoir affaire à aucun membre de hiérarchie supérieur voilà!!!!! Je ne veux plus de pb et plus d'humiliations !!!! Après pr les délégué ahmed est au courant de l'hist mais l'autre fille ne sait rien mais comme elle est fçaise et certainement pas honnête ne vs inquiétez vs aurez son soutien pr me mettre dans la merde plus que je ne le suis déjà!!!!!!!"
Ainsi, nous chassons la question des origines par la porte et la voici qui revient par la fenêtre. Je parle d’origine, on peut parler d’appartenance. Au fond, quelle opinion ici-bas s’exprime-t-elle sans qu’il soit fait mention de l’une ou de l’autre ? Comme s’il était impossible d’exprimer une opinion sans affirmer, dans le même temps, son point d’ancrage. Combien de blogs politiques ponctués d’apartés de l’auteur rappelant qu’il est juif, de blogs scientifiques revendiquant le fait que la scientifique en question est une femme, sans parler des commentaires au nom des végétariens, des noirs, des homosexuels, etc. Jamais on n’avait si bien foulé au pied le projet des Lumières d’établir, pour socle commun, un discours fondé sur l’unique Raison - montrant ainsi la vanité et la nécessité de poser comme objectif ce qui n'est qu'un idéal.
Mais être juif, arabe, noir, femme, homosexuel, ou végétarien, ce n’est pas un cadre d’action et d’analyse, cela ne supplée pas toute pensée, cela ne dispense pas de réflexion.
Ce qu’un tel phénomène traduit, c’est que la porte par laquelle on a chassé les origines s’appelle la Constitution. De cette Constitution dérive une politique officielle selon laquelle n’existe nulle différence ou appartenance ethnique, ni de couleur de peau, ni de sexe ni de religion : seules sont reconnues les disparités géographiques (banlieues, DOM-TOM, zone montagneuse, monde rural…).
Les fenêtres par lesquelles se glissent les questions liées à l’appartenance, à l’origine, sont les mille décisions prises au quotidien, ces minuscules interstices, ou ces béances, par lesquels l’appartenance revendiquée, ou la couleur de peau, ou l’origine supposée, viendront s’infiltrer à l’occasion d’un contrôle de police, d’une décision de justice, mais aussi dans la queue à la boulangerie ou au cinéma, dans le tampon apposé ou non au bas d’un document, dans le crachat retenu ou lancé aux pieds des gens, etc, etc.
Le problème fut partiellement réglé au Brésil par la reconnaissance de la diversité culturelle en 1988 : aujourd’hui, ce sont les discours officiels qui parlent d’appartenance ethnique, indienne, traditionnelle, quilombola, afro-brésilienne, etc, cela semblant suffire à circonscrire une identité personnelle ou sociale. Même les planteurs de soja préfèrent invoquer, plutôt que la rationalité économique, leur appartenance à « l’esprit pionnier ».
En France, si elle n'est officiellement nulle part, l’origine est officieusement partout. Elle est dans l'hésitation de l'Université à réunir une commission disciplinaire à l'encontre de cette étudiante. Elle est dans toute conversation, dans toute ségrégation infime, dans l’instant d’hésitation à l’heure d’embaucher ou de choisir sa place dans le train. Et je ne parle pas là uniquement de ceux qu’on dit « Français de souche ». Tous, quelle que soit leur origine, couleur de peau, religion, etc, agissent selon cette logique hyperethnique (1).
Et moi, quelle est ma position ? A quoi est-ce que je me raccroche quand je parle à mes lecteurs ? Tantôt à ma profession, tantôt à mon cadre d’exercice, tantôt à mon éthique sociale et professionnelle. Tout lecteur pourrait aisément me prendre en défaut, rappeler que j'invoque souvent mes origines grecques ou ma nationalité brésilienne. Pire encore, on pourra m'opposer qu'il est facile de nier ses attaches quand on appartient, de fait, à la société dominante.
J’en viens à me demander, toutefois, s’il ne serait pas temps de prendre acte de cette réalité et reconnaître l’existence, en France, de groupes ethniques. Ainsi cesserait-on de se poser de fausses questions comme celles qu’évoque le Monde d’aujourd’hui, rapportant un sondage selon lequel les Français et les Allemands pointeraient le défaut d’intégration des Musulmans. Ces Musulmans étant dans leur immense majorité Français, et vraisemblablement Allemands, on pourrait enfin, en reconnaissant, comme ils le font eux-mêmes, qu’ils ont et une appartenance et une origine, les tenir pour intégrés en tant que Français Et musulmans. Car la tendance est si lourde, et est devenue tellement ancrée en chacun de nous, de revendiquer des appartenances autres que purement nationales, qu’il serait bon de séparer totalement cette nationalité de toutes les autres, retrouvant ainsi les bases nécessaires à l’établissement d’un contrat social.
(1) Max Weber parle de « groupes ethniques » pour décrire des groupes humains unis par la croyance subjective en une solidarité liée à une communauté d’origine, à des coutumes ou une histoire partagée, et la similitude de l’habitus extérieur. En parlant de « croyance subjective », Weber écartait toute association entre ethnicité et sang, génotype ou phénotype. Plus tard, Fredrik Barth reprendra cette définition pour expliquer la dynamique de différenciation qui s’opère lorsque deux groupes ethniques se trouvent en contact. Je parle "d'hyper-ethnicité" pour désigner ce phénomène contemporain, proche de l'hyper-correction grammaticale, qui consiste à rapporter tous les problèmes sociaux à une appartenance ethnique, que celle-ci soit générique, sexuelle, religieuse, ou autre.
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