Le soir tombe. Je me rends chez le pajé, Leven (Arsênio Monteiro), tandis que Coaraci et Soda m'attendent dans la maison d'en face, chez Alardicio.
Leven est le fils d'un pajé réputé, surnommé Chinois, probablement descendant des Chinois venus travailler en Guyane au XIXe siècle. Chinois était accompagné d'une cohorte d'esprits karuana, 8000 environ, chacun étant appelé par un chant. A la mort de son père, Leven était trop jeune pour hériter de ces chants. Son frère aîné aurait dû prendre la relève, mais il se déroba. L'adolescence de Leven fut marquée par un rêve qui bouleversa sa vie: il rêva qu'il se trouvait dans l'île Caïman, toute proche de Kumarumã. Le défunt Zé Caïman l'invita à participer à une fête de Turé, dont tous les participants étaient des animaux: tortues, aigrettes, caïmans, faucons, éperviers... Effrayé, il voulut partir, mais on l'invitait à danser, on lui proposait à boire du kaxiri (bière de manioc) de couleur bleue. Il se mit à pleurer. Son hôte lui dit alors: tu n'es pas perdu, tu es tout près de ton village. Leven se réveilla, rentra chez lui. Mais durant tout un mois, il ne put fermer les yeux: des bêtes fonçaient sur lui, cherchaient à l'agripper. Ce fut son oncle Michel qui le sauva. Mais l'héritage de son père continuait de le hanter: "je ne pouvais être bien, être normal, j'étais malade. Je ne l'ai su que plus tard. tout ce que je faisais tournait mal. Pourquoi? Maladie, douleur, fièvre, corps douloureux, mauvais rêve... Une bête m'attrape, me court après, m'enlève, je me réveille en criant. Je courais après les remèdes, jusqu'à ce qu'un pajé me dise: ton remède, c'est de travailler. Car tu es pajé de naissance. Si on retire ton sang tu mourras: et cela, c'est ton sang."
Son initiation est récente: il n'est reconnu comme pajé que depuis cinq ou six ans, il est âgé d'une soixantaine d'années. Nos entretiens sont toujours laborieux: assis sur son divan, le regard plongé dans le vide, il fume sa cigarette de Tauari et réfléchit toujours avant de répondre. Il semble reprendre notre entretien au point où nous l'avions laissé l'année dernière:
- Comment va ta femme? me dit-il.
- C'est terminé.
- Je t'avais dit de prendre ces remèdes, mais tu ne m'as pas écouté. Il faut passer à autre chose, maintenant.
Il se détourne et se remet à fumer. Les minutes s'écoulent, j'ai honte de ma bourde - mon mariage aurait-il tenu si j'avais suivi le traitement préconisé à ma dernière visite? - mais je n'ose pas lui dire que je n'ai pas confiance dans les remèdes tout préparés qu'il achète à Macapa, du type "relève celui qui est tombé" ou bien "attire l'argent". Pour dissiper la gêne, je photographie ses bancs.
Ne sachant plus trop quoi faire, je m'apprête à me lever, quand Leven prononce les mots suivants: CES MONDES VONT DISPARAITRE. L'anthropologue qui sommeille en moi se réveille (il était temps), et je branche mon magnéto.
HISTOIRE DU DELUGE SELON LEVEN
Ces mondes vont changer. 1500, 2000 ans passeront. Autrefois, quand changeaient les mondes, il y eut cette histoire.
Un oiseau parlait. Un homme travaille dans la forêt, il fait une grande pirogue. Mais les oiseaux viennent - nous avons foi en ces oiseaux, on les appelle Chinkoã. Ils approchaient, et parlaient, et parlaient. L'homme les écoutait, pensif. "C'est vrai, pensait-il, est-ce que ce service que j'accomplis ne sert à rien, est-ce en pure perte?" Il restait là, pensif. Il ne veut plus travailler. Il se parle à lui-même, il réfléchit, et l'oiseau lui répond: 'Chinkoã!
L'homme veut travailler et en même temps il ne veut plus... Par derrière un inconnu approche. 'Monsieur, vous ici?'
'Ah, monsieur, je travaille en vain".
'Je suis venu vous parler, vous parler de ce que vous disiez tout à l'heure'
'Moi? Mais je ne parlais pas. Ou bien si, c'est à cause de cet oiseau, le chinkoã, je ne discernais rien, et puis je croyais voir quelque chose... Ce qui viendra, ce qui ne viendra pas. Si vient un animal... Alors je me suis assis, je suis resté là à penser, et je voulais partir.'
Et l'autre dit: 'Cet oiseau, c'était moi. Je voulais te prévenir. Cette pirogue que tu es en train de faire, il vaut mieux la laisser, car cette pirogue, c'est elle qui va te manger. Laisse tomber ce service, tu dois en faire un autre. Car les jours qui viennent, les mois qui viennent, seront sombres pour nous tous. Qui peut être sauvé? Quelques-uns le pourront. Et l'oiseau qui vole se sauvera. Mais pour le reste, tout sera terminé. Qui veut me croire, qu'il me croie. Je raconte ce que je sais, ce que j'ai vu.'
L'homme prend un éclat de bois. Des images apparaissent. 'Regarde ceci: c'est le tronc du monde. C'est ici que tout commence. Cela a déjà commencé. Ce qui s'approche ici, c'est le vent, et l'eau, sur terre, dans le ciel, balayant tout. Et cela approche: cela, c'est la fin du monde.'
Alors il prend peur. Il voit tout, à présent. 'Comment pourrons-nous nous sauver?'
'Ecoute - mais ne dis rien à personne. Laisse-là ce service, va auprès de ton épouse et de tes fils, parle-leur, persuade-les qu'il faut se mettre au travail, recueillir de l'argile et faire une grande jarre. Quand elle sera terminée, prépare le foyer, et fais-la cuire. Puis prend ce qui vit en ce monde, n'oublie pas de récolter de l'huile d'andiroba, conserve-la. Il vous faudra tenir quarante jours. Si vous tenez, un autre monde apparaîtra. Va travailler à présent. Dans trois semaines, reviens me voir.'
L'homme retrouve sa femme, sa mère, sa famille. Ils commencent à travailler. Et les autres, qui ne savaient pas, buvaient et s'amusaient: "Ne sois pas stupide! Allons boire et danser!" Et lui se préparait.
Tout était presque prêt lorsqu'il retrouve l'homme.
'Regarde bien: tout va changer. Cela s'approche, c'est tout près maintenant. Sache qu'une semaine va passer que tu pourras à peine supporter. D'abord, il y aura de la fumée, puis le ciel s'obscurcira. Avant même que n'arrive le feu, tout sera terminé. Nombreux sont ceux qui te demanderont un abri: ne laisse entrer personne, sinon ce sera fini. Deux semaines passeront. Après la fumée et le vent, viendra la chaleur, et ce sera insupportable. Puis vous commencerez à vous balancer: cela veut dire que l'eau est arrivée. Des jours, des nuits, des jours, des nuits: toi, ton épouse et tes fils. Pendant quatre jours vous serez ballotés, puis cela passera. Quand le balancement s'arrêtera, cela veut dire que vous vous trouvez dans le ventre de la Grande Bête, la mère du monde, qui avale tout. Vous sortirez par derrière, quand elle défèquera. Et de nouveau, vous vous balancerez, quarante jours.
Le septième jour le ciel s'ouvrira, tu pourras lever le couvercle, tu verras un début d'assèchement."
Et c'est ce qui arriva: il se balança, la bête l'engloutit et le rejeta, jusqu'au moment où le monde commença à sécher. Il ouvrit un petit trou dans la jarre: dans le tronc du monde, il n'y a rien, pas de forêt. Il a peur à présent. Nous sommes seuls. Mais voilà des gens qui arrivent, des gens qui arrivent à mi-corps. Ils approchent. 'Je le connais, il me semble' L'homme ressemblait à son père.
'Grâce à Dieu, les mondes ont changé et nous sommes vivants'.
'Mon fils, dit l'homme, c'est ainsi, il ne faut pas penser à mal. Voilà tout. Je t'apporte une nouvelle: plante tout ce que tu as apporté. Dans une semaine, les plants surgiront, très vite ton champ se couvrira. Des gens viendront te demander à manger, ils parcourront le monde se demandant comment ils survivront. Tu as tout: donne-leur ce qu'ils te demandent, ne garde rien en réserve, donne, crois en ma parole: tu es là pour les sauver. Regarde ce sillon. Ce sillon, c'est une rivière. Demain, dans la journée, de l'eau apparaîtra, tu pourras boire et te laver. Le long de cette rivière, il y aura bien des gens. Ce que tu planteras leur servira à tous.'
La nuit tombe. Au petit jour, à l'heure dite, l'eau commença à monter. On aurait dit une marée: elle entrait, elle allait, elle venait, allait, venait. Ils prirent leur bain dans la rivière. L'eau montait. Et c'est ainsi que tout recommença: après quinze jours, il y eut assez pour partager. L'eau revenait, la forêt repoussait. Des gens venaient mendier de la nourriture, et il leur en donnait: lui, faisant les mondes nouveaux, recommençant, donnant une âme pour que tout vive. (Ele fazendo os mundos novos, começando, animando para que possa viver).
Une personne seulement m'a raconté cette histoire: mon défunt père. Son grand-père, son arrière-grand-père, connaissaient cette histoire, ils connurent presque le commencement du monde, et ils l'ont racontée. Jusqu'à ce jour, où j'ai cette histoire dans la tête.
Les commentaires récents