Pour un anthropologue, le terrain est un mot-clé, et une clé magique.
"Où est Machin?" "Je crois qu'il est sur le terrain."
"Tu as vu bidule récemment?" "Oui, il revenait juste du terrain."
"Oui, je connais cet endroit, j'y ai fait trois terrains."
"Tout va bien, mais le terrain me manque".
Le terrain est le centre autour duquel gravite l'anthropologue. Les discriminations s'opèrent en fonction de la position du terrain dans la nébuleuse planétaire. Les Amazonistes ont la classe, les Africanistes la pondération, les spécialistes de l'Amérique du Nord sont écrasés par leurs collègues américains, et les Océanistes sont un peu lointains (je n'en ai jamais rencontré, à part Alban Bensa, brièvement) - ceux-là ont une aura de mystère. Tout ce que je sais des Himalayistes, c'est qu'ils se tenaient à quelques pas de nos bureaux. Pour ceux qui travaillent en France ou en Europe, le terrain n'est pas chargé de la même manière (sauf pour l'Europe centrale). Un terrain européen n'augure pas de suées 70 mètres sous la canopée, ni de rivières en crue remontées en pirogue, ni de maladies bizarres aux noms imprononçables.
C'est notre snobisme à nous, le terrain. Pas les Jaguar, ni les Bentley, ni les Rolex. Les vrais jaguars, oui. Aller au plus difficile, au plus lointain, le plus longtemps possible, comme un fakir sur une planche à clous.
Plus pragmatiquement, nos terrains sont aussi notre capital, que nous faisons fructifier: débroussailler le terrain, ou l'éclaircir, c'est se ménager des contacts, une logistique, qui permet d'y retourner sans peine, ou d'y envoyer des étudiants. En Amapa je sais que je peux déposer mes affaires chez Rona, stocker des bidons d'essence, voire laisser mariner, pendant un ou deux ans, mon hamac et ma moustiquaire dans un coin abrité.
Connaître les villes d'appui, savoir établir un camp de base, avoir gardé, dans un coin de cahier, les numéros des pilotes de pirogue ou des chauffeurs de 4x4, savoir où, en revenant de la forêt, on pourra faire un bon dîner, connaître les horaires de la banque du Brésil, avoir sur place des amis qui vous tendront les bras, c'est comme élargir sa famille. Ainsi des nouvelles tombent parfois du bout du monde: Rona s'est trouvé mal, Adriana a eu un bébé, le lamantin a fini harponné.
Je sais par exemple que Ludivine, ou Pascale, sont des semi-divinités là où elles ont travaillé. Invoquer leur nom c'est ouvrir toutes les portes. Au retour, on donnera des nouvelles.
Pour nous il n'y a pas de week-end ou de jour férié. Ces termes nous sont totalement étrangers. Les horaires aussi: qui donc connaît? Levé à 4h, couché à 6. Le corps souffre mais il se transforme en livre: nos aventures y sont gravées mieux que par un appareil numérique.
Enfin, nous avons notre malédiction à nous: griller le terrain, c'est comme être damné. Tous nos efforts s'effondrent à cause d'une remarque, d'un faux geste, d'une brouille. Comme l'épisode de possession à Kumarumã où tout le village était remonté. Parfois aussi on est tellement déprimé qu'on laisse de soi l'image d'un sire triste. Cela arrive souvent aux innocents qui prennent du Lariam, l'antipaludéen le plus économique; la saison des pluies, aussi, rend morose, parfois hargneux.
Et je laisse là le terrain sans conclure rien.
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