Dit-on "abdiquer du trône" ou "abdiquer le trône" ? Lorsqu'en cours je suis confronté à ce genre de difficulté, je demande aux étudiants de voter pour la solution qui leur semble la plus correcte. Une fois le vote acquis, je suggère que l'on aille tout de même vérifier la construction exacte dans un dictionnaire.
J'ignorais, en pratiquant ce genre de plaisanterie, que je faisais sans le savoir de la "science citoyenne".
Ice publie dans son blog une critique du livre de Benoît Rittaud, Le Mythe climatique, critique qui s'inscrit dans une réflexion plus vaste sur la manière dont les scientifiques sont susceptibles de divulguer leurs découvertes auprès de l'opinion - voir la note récente de Tom Roud sur le sujet.
Je ne voudrais pas entrer dans ce travers qui consisterait à prendre position dans le débat alors que je ne suis pas climatologue. Etant scientifique, je constate que la thèse du réchauffement est plus cohérente que son antithèse. Mais entrer dans la conversation en lançant des "mais l'albédo, vous oubliez l'albédo!" serait une erreur. Je constate toutefois que les "climato-sceptiques" ne se recrutent pas parmi les climatologues, mais parmi des mathématiciens (Rittaud), des géophysiciens (Allègre), des philosophes (Ferry), etc.
Leur démarche consiste à pointer des faiblesses, des contradictions dans l'argumentaire des climatologues, et à les contrecarrer par une série d'arguments que l'on connaît aujourd'hui par coeur (le Groenland était vert, on ne peut prévoir le temps à trois jours, la seule corrélation est celle de l'activité solaire...). Bizarrement, alors que le fondement scientifique de ces réactions a souvent été battu en brèche, les sceptiques peuvent se prévaloir d'une excellente couverture médiatique (Rittaud invité à "Arrêt sur images" par exemple, nombreuses pages "Opinion" publiées dans de grands hebdomadaires ou quotidiens).
On peut se poser deux questions: l'une est théorique - comment faire entrer la science en démocratie; l'autre est de pure conjoncture - comment devient-on "climato-sceptique"?
On peut imaginer deux univers parallèles - le monde scientifique d'un côté, l'opinion publique de l'autre, où se dérouleraient parallèlement des études, des expérimentations, et de l'autre côté des débats, des prises de position. OGM, nanotechnologies, nucléaire, seraient autant d'arguments permettant non de se faire une opinion, mais de se reconnaître dans telle ou telle mouvance politique. Une opinion que l'on défend ne vient jamais seule; elle est insérée dans un réseau d'opinions du même ordre, ce que l'on appelle une idéologie. Ces idéologies reposent sur un réseau plus complexe, plus profondément ancré en nous, au point que nous-mêmes n'en avons pas une représentation précise: c'est ce que j'appelle une cosmologie, une vision du monde qui arrive rarement au stade de la formulation, sauf sous la plume de théologiens ou de philosophes. Cette vision du monde nous glisse à l'oreille que notre vie a un sens, qu'il existe un au-delà, que nous sommes immortels, que les sauvages mangent de la viande crue, que les bonnes actions sont récompensées, etc.
Bruno Latour publiait en 1999 un ouvrage intitulé "Politiques de la Nature: comment faire entrer la science en démocratie", dans lequel il suggérait que les processus de décision devraient être revus. Il proposait un système quadricaméral, où chaque décision à prendre ferait l'objet d'un parlement ad hoc, constitué d'une chambre de représentants des citoyens, une chambre de représentant des "choses" - c'est-à-dire les non-humains, une chambre de scientifiques, et une chambre de traitement de l'information et de sa retransmission. En clair, Latour proposait un système de navette perpétuelle, adaptée à des situations évolutives tout autant qu'à l'évolution des connaissances scientifiques.
Latour ne suggérait donc pas que les scientifiques interviennent au même titre que de simples citoyens. Il posait cependant l'idée que les décisions, même fondées sur des bases scientifiques, devaient faire l'objet d'une acceptation sociale et d'un débat public. J'ai évoqué à plusieurs reprises mon idée selon laquelle les différentes Académies pouvaient jouer ce rôle de chambre des représentants de la communauté scientifique.
Et pourquoi les scientifiques devraient-ils avoir leur mot à dire en politique plutôt que de se consacrer à leurs éprouvettes? Parce que la vie humaine est liée aux écosystèmes terrestres, et que les décisions politiques n'engagent pas que les citoyens d'aujourd'hui, mais l'humanité de demain et le monde vivant dans son entier. Quels que soient les choix futurs des sociétés, l'impact de ces choix doit être pesé au regard de la démographie humaine et de l'anthropisation de la planète, qui en démultiplieront les impacts. Il est donc normal que les citoyens, normalement éclairés, se prononcent à un moment ou à un autre sur l'emploi d'OGM, de nouvelles générations de pesticides, des normes environnementales, des sources d'énergie, des plans d'occupation des sols, et même sur le montant des allocations familiales.
La question étant, bien sûr: qu'est-ce qui constitue l'éclairage d'un citoyen? Qu'est-ce qu'un citoyen "éclairé"? Et plus spécifiquement, dans le débat portant sur le réchauffement climatique et les moyens à mettre en oeuvre pour le contrer, qu'est-ce qui contribue à forger une ou des opinions?
Un constat simple, tout d'abord: face à un problème complexe, un problème à étages, les opposants auront toujours un avantage sur ceux qui défendent une solution complexe, et cela pour cette raison élémentaire que toutes les oppositions, reposant sur toute sorte de motivations, ne défendant donc aucune alternative commune, peuvent s'allier stratégiquement durant cette bataille et remporter une facile victoire. N'ayant rien à proposer sinon affirmer leur opposition, ils ont beau jeu d'aplanir leurs divergences.
Imaginons un débat entre quatre colocataires. Deux sont végétariens, mais se sont brouillés pour une affaire sentimentale. L'un est un mangeur de viande bio, l'autre de viande industrielle. L'un des végétariens prône l'arrêt de la viande pour des raisons écologiques. Le deuxième végétarien, échaudé par l'affaire sentimentale, reproche à l'autre sa tyrannie. Le mangeur de viande bio s'allie ponctuellement au mangeur de viande industrielle car il ne veut pas se passer de viande. Et voilà le premier végétarien débouté de sa demande. Et pourtant la logique aurait voulu que les deux végétariens et le mangeur de viande bio s'allient contre le mangeur de viande industrielle. Voilà la clé du débat.
Les climato-sceptiques le sont pour toute sorte de raisons. Les tenants du réchauffement disposent d'une marge de recrutement bien moindre: d'un côté, ceux qui leur font confiance, de l'autre des millénaristes qui aspirent à la réalisation "d'anciennes prophéties".
Pourquoi devient-on climato-sceptique? Un bon parallèle se trouve dans la question du Traité Constituionnel Européen - en 2004 ou 2005? Les opposants au Traité se retrouvèrent supérieurs en nombre car ils s'y opposaient pour une multitude de raisons - souverainisme, internationalisme, anticapitalisme, etc. Qu'est-ce donc qui les choquait, au fond? Le fait qu'on leur assène "qu'il n'y avait pas de plan B", que la solution était celle-là ou rien, cependant que des notes discordantes semaient le trouble et la défiance.
Ici se manifeste la perte de crédibilité des politiques. A force d'user de propagandes, ils encourent l'accusation d'être des manipulateurs.
Le changement climatique impose des changements. Certains en appellent à des changements radicaux, d'autres à une simple adaptation. Le simple fait d'user du mot "changement" hérisse les citoyens. Allons, tout va mal, le chauffage est cher, le chômage frappe au hasard, la crise nous tient à la gorge, et c'est cela qui est observable quotidiennement, et non pas les dates de migration des oiseaux. La construction de l'Europe contenait en germe ce principe de dissolution des drames personnels dans un enjeu majeur, dans un vaste ensemble, où la citoyenneté elle-même sombrerait dans l'anonymat d'une fédération. Le réchauffement climatique, qui impose une pensée globale, où la neige en Corse est un détail au regard du carbone dégagé par la déforestation, heurte les sensibilités. On demande au citoyen de payer pour les errements de politiques désastreuses. N'est-ce pas le rôle des représentants que de penser pour le collectif? Mais ceux-là qui pensent pour le collectif sont sanctionnés. Lisons les tracts de Besancenot et consorts: leur programme, c'est "NON". Le pouvoir de dire non est un pouvoir non négligeable, souvent le seul qui se trouve entre nos mains.
La constitution du Groupe d'Experts Intergouvernemental sur le Climat ou GIEC est une instance de consultation. Et cependant, de par sa constitution même, il est perçu comme un organe politique produisant des programmes auxquels des citoyens en nombre répondent "non". Peu importe que ces citoyens ne soient pas des climatologues: ils ont eux-mêmes leurs porte-paroles, ceux qui diront que le climat est une "construction sociale", que la science ne saurait être consensuelle, et qui se posent en Galilée appelant à voter "Elle ne tourne pas".
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