Le lecteur le sait peut-être, mais quand je ne regarde pas le film Avatar, que je n'écris pas à son sujet ou que je ne réponds pas aux nombreux commentaires (et ceux qui ne l'ont pas vu ne sont pas les derniers à avoir un avis), je lis quelques livres. Ce mois-ci, c'est la question du rapport homme-animal qui était au centre de mes achats, puisque je réfléchis aux moyens dont nous disposons pour accéder aux représentations des non-humains, bien que nous n'ayons pas accès à des discours portant sur ces représentations.
Des auteurs comme Jocelyne Porcher ont montré la richesse des rapports entre les éleveurs et leurs bêtes, et les capacités de lecture mutuelle que créait la familiarité et le travail accompli ensemble. Je renvoie à l'ouvrage Etre bête (co-auteur: Vinciane Despret) que j'avais déjà commenté ici.
Récemment, Catherine Rémy a publié sa thèse de sociologie sous le titre La Fin des Bêtes (merci à Anthropiques qui a attiré mon attention sur ce livre). L'ouvrage portait sur trois terrains: un abattoir, un cabinet vétérinaire, et un centre d'expérimentation, trois lieux où des animaux sont régulièrement mis à mort - pour nous nourrir, pour abréger leurs souffrances, et pour l'avancée de la science. Les rapports des tueurs aux animaux divergent sensiblement dans ces trois cas, mais Catherine Rémy va à l'encontre de l'idée d'une réification de l'animal au moment de l'abattage. Il se produit selon elle une subjectivation négative de l'animal, déjà observée ailleurs, entre autres par Sergio Dalla Bernardina. Elle montre également que le rapport à l'animal diverge sensiblement en fonction des raisons de l'abattage. A l'abattoir, on tue caché. Au cabinet vétérinaire, la présence d'un propriétaire crée une complexification du rapport puisque sa personnalité joue dans la manière dont sera traité l'animal. Dans le laboratoire, l'idée d'un sacrifice nécessaire s'accompagne d'une forme de respect apporté au traitement du corps. Le livre est ponctué de séquences issues des carnets de terrain de l'auteure, où les dialogues ou exclamations finement retranscrits suggèrent le basculement permanent de l'humain au non-humain, de l'empathie à la fabrication de distance. Ici encore, l'animal n'est pas observé pour lui-même, l'auteure n'a guère le temps de les individualiser puisqu'elle ne les voit défiler qu'à leurs derniers instants. Cependant la question méthodologique est posée et cela est déjà suffisant.
Le livre de Dominique Guillo, Des Chiens et des Hommes, est très intéressant à lire, même si l'auteur hésite entre vulgarisation et réelle réflexion. Les origines des chiens et de la domestication est traitée de manière un peu succincte, cependant que les réflexions finales sur les "sociétés anthropocanines" sont très stimulantes, y compris en ceci qu'elles portent sur les phénomènes d'interlocution. Sa thèse est que, en dépit du peu de cas que nous en faisons, le chien a accompagné de très près notre évolution. Outre le fait qu'il existe des sociétés mixtes, où les chiens tiennent un rôle prépondérant, il faudrait également se pencher sur la manière dont les chiens nous ont dispensés d'investir dans certaines facultés, comme l'odorat, qui leur fut rapidement délégué.
Sur le sujet du chien domestique, mais par trop pédagogique, le livre d'Alexandra Horowitz, Dans la Peau d'un Chien. L'auteure est éthologue cognitiviste, elle s'appuie donc sur des études menées principalement en contexte contrôlé - perception, cognition, mémoire, etc. Ce n'est qu'en conclusion qu'elle affirme qu'un chien "est toutefois beaucoup plus que cela", en référence à sa propre chienne, mais elle ne s'est pas donné les moyens de le dire.
Cinq livres portaient sur un sujet similaire: les animaux savants du XXe siècle, c'est-à-dire ces individus qui ont fait progresser la science, Kanzi, Alex, Washoe, mais aussi ceux qui les ont étudiés, sans parler des pionniers de l'observation de terrain, Jane Goodall en particulier.
Dominique Lestel publie deux ouvrages sur le sujet. Les Amis de mes Amis comporte une large part de réflexion sur la manière d'envisager les sociétés hybrides, les "collectifs" composés d'hommes et d'animaux, et leurs interactions. C'est un fait que même les plus rigides des behaviouristes entretenaient, à leur insu, des rapports personnels avec leurs cobayes, qui orientaient les résultats, alors que leurs a priori leur interdisaient de prendre cela en compte. Dans L'Animal Singulier, Lestel s'interroge davantage sur ces phénomènes d'appréhension de l'animal sous l'angle de sa personnalité.
J'apprécie Dominique Lestel, et tout particulièrement sa capacité à retourner ou à reformuler les problèmes. Son livre Les origines animales de la culture avait permis de décomplexer la réflexion sur l'animal en France, largement dominée par les philosophes humanistes. Lestel demeure toutefois un philosophe, en ceci qu'il privilégie les développements possibles d'un raisonnement dans toutes les directions, en particulier vers les machines type Tamagoshi ou cyborg, qui pour moi parasitent les questions.
Deux livres d'Yves Christen également. Le premier, l'Animal est-il une personne, est un excellent ouvrage de réflexion, surtout dans la première partie. Le nombre d'expériences et d'observations inventoriées est impressionnant. La suite est un peu monotone, moins investie personnellement. Le deuxième, en revanche, est vraisemblablement un livre de commande. Les Surdoués du Monde animal, comme son nom l'indique, porte sur ces animaux qui ont fait avancer la science, depuis Hans jusqu'à Kanzi.
Celui de Rémy Chauvin, L'homme, le singe l'oiseau, est daté, et daté je crois à sa publication même. En mandarin, l'auteur s'arroge le privilège d'introduire à ces ignares de lecteurs français les expériences menées aux Etats-Unis - encore Kanzi, encore Alex, encore Washoe, on finit par les rendre par les yeux...
De manière générale, les derniers ouvrages dont j'ai parlé montrent les limites de la réflexion actuelle. Sauf à parler d'individus précis, nous ne savons toujours pas entrer dans la tête d'un animal. Ce qui sort de celle de Kanzi ou d'Alex, c'est ce que les chercheurs ont bien voulu leur demander (dans le cas d'Alex, classer des cubes verts ou bleus...). Le faible nombre de sujets cités montre à quel point ces expériences sont rares. Autre chose: la pauvreté des recherches françaises sur le sujet. Comme le faisait observer Jocelyne Porcher, le champ de l'animal en France est dominé par les philosophes, qui parlent d'un animal abstrait, à la rigueur fondé sur les réminiscences d'un chien ou d'un chat (c'est un peu mon cas). Très peu de terrains sont menés, beaucoup de réflexions sont des redites, en bref après une avancée fulgurante dans les années 90 nous sommes arrivés à un palier où nous patinons collectivement.
Les ouvrages de Rémy, Guillo, Lestel et Christen posent chacun à leur manière la question d'une ethnologie appliquée à l'animal. Christen est le seul à envisager cela pour l'animal lui-même, en excluant les humains, en se fondant sur un ouvrage précédent, le Peuple léopard (si ma mémoire est bonne). Il affirme qu'on ne peut appréhender une société animale si on ne tient pas compte de la généalogie et des individualités, ce que j'approuve. Ce que je désapprouve, en revanche, ce sont les parallèles hâtifs avec des peuples dont des enquêtes bâclées ont montré, par exemple, qu'ils ne savaient compter que jusqu'à 5. Que les Munduruku comptent jusqu'à cinq ou non ne suffit pas à résumer leur univers, il est donc inutile de s'appuyer sur ce genre d'exemples qui traduisent la pauvreté de certaines approches.
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