Hier, afin d'irriter mon pire ami qui est Madrilène, je suis allé dans un bar du 11e soutenir le Chili contre l'Espagne. Le patron proposait simultanément d'assister au Mondial et de participer à un concours de fléchettes. C'est un bar bon enfant, je n'y mets jamais les pieds car je le crois frappé par le malheur et l'entre-deux: tout le monde y est ami, et nous sommes traités sur un pied d'égalité, y compris la serveuse; il est donc extrêmement difficile de s'y faire servir un verre. Parmi les piliers du comptoir, une belle Lettone qui fut barmaid en son temps, aujourd'hui caissière au Franprix d'en face, et l'on sent irradier, depuis la pointe de ses pieds à celle de ses cheveux, la colère froide de son déclassement.
Bref, malgré mon humeur primesautière, j'étais sensible à ces multiples ondes qui parcouraient la salle, et qui faisaient songer à l'instrument vibratoire utilisé pour détartrer les dents.
Le match a commencé: nous écoutions Gilbert Montagné, "Sous les sunlights des Tropiques", le patron ne souhaitant pas déconcentrer les lanceurs de fléchettes dont il était. Les joueurs semblaient jouer dans un film muet. A côté de moi, un jeune homme blond et ivre, se prétendant Espagnol, poussait des "España!" à intervalles réguliers, parmi d'autres interjections que je ne parvenais pas à décrypter. Il essayait également de m'adresser la parole, moi seul client réellement concentré sur le match, cherchant à savoir qui j'étais, ce que je faisais, et les raisons de ma présence sur terre. Il y en a tant que je m'y perds. Toujours est-il que je ne lui répondis pas, l'air absorbé. "Deux zéro pour l'Espagne!" c'était son pronostic, et il le servait à chaque client qui passait à portée de voix.
Il évoluait, sans le savoir, dans un monde où il n'existait pas. Absolument aucune de ses paroles, pensées, éructations, ne trouvait d'écho. Il projetait son être intime dans le vide, comme on saute à l'élastique. Il ne semblait pas en avoir conscience, mais si j'avais été plus patient, je l'en aurais informé.
Nous avions, face à face, deux équipes. L'une était en rouge, l'autre en noir. Evidemment les Rouges devaient être les Espagnols, il y avait là-dessus une forme de consensus. "Allez le Chili" pensais-je par devers moi. Des clients passaient et repassaient devant l'écran, assenant au passage des "Moi, le foot, je m'en fous", ou encore "Je suis pour la paix universelle". A les entendre, jouer aux fléchettes était une manifestation d'intelligence par ces temps de Mondial. Et sans doute les Kirghizes étaient-ils de leur avis, eux qui fichaient une pâtée aux Ouzbeks loin des stades.
J'avais quelques difficultés à absorber la pinte qui se réchauffait devant moi. Excès éthylique lors du cocktail qui clôturait le colloque sur le multiculturalisme? Désir fou de me désintoxiquer? Ou présence d'ivrogne pro-Espagne qui me touchait le coude? Toujours est-il qu'après vingt minutes fut marqué le premier but. La balle passa lentement au dessus du gardien pour finir sa course mollement, mais au fond des filets. Le but ayant été marqué par un homme habillé de noir, j'en déduisis qu'il devait s'agir de la jeune star chilienne dont Le Monde parlait l'autre jour, cet homme qui disait "Le Brésil a son Pelé, l'Argentine son Maradona, et le Chili m'aura, moi."
Le supporter espagnol s'affligea. "Moi qui voyais deux zéro pour l'Espagne!" J'étais de mon côté content pour le Chili, mais d'un contentement tout intérieur. Extérieurement, je gardais un masque impénétrable. Et c'est en regardant le score qui s'affichait que j'ai compris qu'en réalité les hommes en noir étaient les Espagnols, et que c'était donc eux qui avaient marqué le premier but. Il était un peu stupide de ma part d'avoir mentalement appuyé une équipe adverse à celle que je venais défendre.
Et malgré tous mes efforts je n'arrivais à extraire aucun sens, ni aucune adhésion, au spectacle qui se déroulait à l'écran et au bar.
Schopenhauer proposait d'imaginer le monde comme une gigantesque soirée où nous aurions été invités par erreur et où les maîtres de cérémonie nous présenteraient successivement tous les convives, sans que nous en connaissions aucun. "Monsieur et Madame Machin!" "Oh, enchanté de faire votre connaissance!". Il donnait cet exemple car, disait-il, ce qui nous garantit que nous sommes des vivants sur Terre, c'est notre sentiment d'exister, et non une quelconque opération intellectuelle de type cartésien dont la gigantesque soirée serait la métaphore.
Je suis rentré chez moi après ce premier but et je dois bien admettre que je n'ai rien compris à ce qui s'est déroulé; ou bien dirai-je, comme Beckett, que la chose appelée Rien s'est passée, avec la plus grande netteté formelle?
Il est six heures du matin, le jour se lève, j'organise une fête ce soir où j'ai invité le monde entier.
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