L’histoire de Cunani commence par la présence de mystérieux Indiens, la « civilisation Aristé » (datée d'il y a 800 à 400 ans), ayant laissé un rituel funéraire unique au Brésil : les tombes creusées en forme de botte. Ces tombes sont à l’origine du mystère qui plane sur Cunani quant à la présence de tunnels creusés par les Français, tunnels dont les entrées et les sorties correspondent aux tombes découvertes en 1883 par Coudreau (sous l’ancienne église) et en 1895 par Goeldi (sur le Monte-Corró ou Coru). De ces tombes ont été extraites des céramiques gravées et peintes qui figurent aujourd’hui dans les collections du Musée Goeldi. Ci-contre la gravure qu'en a publié Goeldi en 1900 (tombes du Monte Corro).
En 1717, la signature du Traité d’Utrecht crée la question du Contesté Franco-Brésilien : la limite est fixée à l’Oyapock mais les Français veulent croire qu’il s’agit en fait du fleuve découvert par Pinzon, qui serait l’Araguari.
En 1777, des Jésuites ou Spiritains (?) français fondent une mission à Goanany, cherchant à rassembler les Indiens fuyant la pression portugaise. Ils sont à l’origine des plantations de cacaoyer qui ont essaimé spontanément dans toute la région, jusqu’à Vila Velha (pour les références, voir Chronologie). La mission est éteinte dès 1791, le temps toutefois de laisser sur place nombre de missangas, perles, colliers, sans compter les urnes funéraires remontant à la période Aristé. Le site de Cunani est en effet surélevé et favorise donc l’implantation humaine. On doit également au Jésuites, je pense, la répartition des maisons dans la Vila, qui s’apparente à une aldée, l’ancienne église se trouvant dos au fleuve, à l’extrémité.
En 1841, le gel de la colonisation décrété de part et d’autre transforme la région en havre de tranquillité pour les Indiens et les esclaves fugitifs. L’abolition de l’esclavage par la France, en 1848, rendra la région du Contesté encore plus attrayante, la France s’interdisant désormais de capturer et restituer les fugitifs brésiliens. Cette zone refuge devient dès lors sujette à des guerres inter-groupes, et nombre d’ethnies se défont et se recomposent (voir Grenand sur l'Uaça). La région du Cunani se peuple de « mocambos », villages d’esclaves et d’affranchis installés à quelque distance des principaux noyaux de peuplement. L’origine ethnique des habitants actuels est marquée par cette présence, mêlant également des Indigènes, des Créoles, et probablement des bagnards évadés. Mais la Vila de Cunani ne reprend une existence légale qu’à partir de 1858, quand le vice-consul de France à Belém, Prosper Chaton, fonde un municipe sur les ruines de la mission jésuite, désireux d’en faire un point d’appui pour l’orpaillage. Il institue les fonctions de capitaine et vice-capitaine, appuyés par un brigadier. D’après Coudreau, qui visite la région 25 ans plus tard, on trouve à Cunani un cimetière d’Européens qui compte « 25 à 30 tombes ». Il s'agit sans doute du cimetière visité avec Domingos, où l'on trouve des vestiges de tombes (cinq ou six) en briques cimentées.
D’après Coudreau (mais il est sujet à caution, puisqu’il se livre à une propagande en faveur de la colonisation), la vila en 1883 est une cité prospère, comptant plusieurs commerces, tenus par Demas, Vasconcelos et Trajan, où l’on trouve du vin français et d’autres produits d’importation. Toutefois, les maisons sont en bois ou en torchis et couvertes de palmes, sauf l’église qui est en brique. Il estime la population à 300 habitants (600 pour la région), et observe que nombre d’habitants possède à la fois une maison à la vila, et un « retiro » qui est leur habitation principale, en bordure de rivière. Ce détail nous importe puisque la répartition des habitants actuels entre Cunani et Calçoene répondrait ainsi à un schéma d'occupation fort ancien (et fort répandu en Amazonie).
Par ailleurs, il observe que la population est constituée d’anciens esclaves brésiliens, de métis, de commerçants brésiliens et français, ainsi que d’un aventurier, Guignes, chargé par Gros de préparer le terrain à sa future République. Trajan, capitaine de la Vila (jusqu’en 1895), est arrivé dans la région vers 1870, fuyant Curuçá où il était esclave. Le fait qu’il soit capitaine traduit à la fois son autorité naturelle et le respect qu’il inspire (bien qu’il soit analphabète, les Français le considèrent comme leur interlocuteur principal), mais aussi le fait que la vila est bel et bien peuplée d’anciens esclaves, formant probablement une majorité. Cette prépondérance n’est pas sans poser problème : ainsi, le négociant brésilien Vasconcellos fomentera un soulèvement en 1884, probablement inspiré par des propriétaires d’esclaves désireux de reconstituer leurs effectifs. Ce même Vasconcellos se rendra complice, en 1895, de l’arrestation de Trajan par Cabral et ses hommes, ce qui coûtera la vie à sa famille et entraînera son installation à Calçoene.
Dans ce panorama, la « République de Cunani » (1885-1888) est un phénomène à relativiser. L’initiative en revient probablement à Trajan, usant de ses bonnes relations avec Coudreau et Guignes pour proclamer l’autonomie de la région ; les courriers adressés par Trajan au Gouverneur de Cayenne furent sans doute rédigés par Coudreau. Trajan est poussé à cela par l’hostilité toujours plus manifeste des colons et négociants brésiliens, et profite du mouvement similaire initié par la France, qui dès 1884 met en place des expéditions scientifiques afin de mieux connaître la zone du Contesté – ce qui explique la présence de Coudreau. Mais cette République, de fait, ne sort guère des papiers et proclamations diverses. Jules Gros, président honoraire, ne quitte pas la France et se contente de financer la frappe de monnaie et l’impression de médailles créant l’ordre des chevaliers de Cunani. Le gouvernement français, d’abord favorable à l’initiative, s’en détourne rapidement face à la réaction du Brésil.
On perçoit en tous cas une dynamique d’occupation qui sera accélérée par deux phénomènes : l’abolition de l’esclavage au Brésil (1888), jetant nombre d’affranchis sur les routes, à la recherche de terres libres ; les incursions violentes des Brésiliens menés par Cabral, qui s’intensifient dans les années 1890, et qui amènent à des déplacements de populations amérindiennes terrorisées. L’arrestation de Trajan à Cunani en 1895, menée au petit matin par un bataillon d’une trentaine de soldats dépêchés par Cabral (arrestation dont est témoin José da Luz), provoquera une série d’escarmouches entre les Français envoyés à son secours (sur l’aviso Bengali) et les troupes de Cabral, qui dirige un triumvirat dirigeant de facto l’Amapá. Ces escarmouches ont lieu, non à Cunani, mais dans la ville d’Amapá, les habitants de Cunani ne peuvent donc invoquer, pour cet épisode, le témoignage de leurs grands-parents.
Trajan envolé, c’est José da Luz Sereja qui devient capitaine. Il sera l’interlocuteur de la délégation française désignée en 1897 pour participer de la Commission Mixte d’Administration (Réunissant Français et Brésiliens) pour régler le contentieux du Contesté. L’expédition de Goeldi, en 1895, s’inscrit dans cette logique. Son rapport officieux révèle que José da Luz est passé dans le camp brésilien, après avoir soutenu Trajan, et a depuis cette volte-face débaptisé un ensemble de carbets (sans doute en location) nommés « La Française » pour leur donner le nom de Boa Esperança. Il se trouve que la carte élaborée par Elsa montre que l’igarapé « Boa Esperança, sur la rive gauche vers l’embouchure, se trouve face à l’igarapé « da Francesa » (mentionné par Coudreau comme « crique Française »). Ce même José da Luz, au moment de la visite de Goeldi en 1895, était occupé à rouvrir le chemin reliant Cunani à Vila Velha, les habitants de Vila Velha (principalement indigènes) se plaignant de leur total isolement. L’entreprise lui prend sept jours, il affirme à Goeldi qu’à présent les 45 km qui séparent les deux vilas peuvent être franchis en 2 jours, ce qui correspond au chemin actuel.
Depuis la découverte d’or à Calçoene, par un Brésilien nommé Firmino (concomitamment à un Noir nommé Tombat) en 1893, la région fait l’objet de migrations intenses d’orpailleurs. On compte plusieurs milliers « d’Anglais » (c'est-à-dire des Noirs du Surinam et de Guyana) sur le Calçoene, ainsi que des créoles guyanais et antillais. Tout cela entraîne des troubles, des assassinats, et l’on peut envisager que l’épisode des « Baianos » racontée par les habitants de Cunani s’inscrit dans ce contexte (un bataillon de soldats brésiliens dépêchés pour faire régner la terreur tout en établissant l’ordre), alternative à l’hypothèse d’un groupe d’esclaves fugitifs. Il se peut aussi que ces Baianos soient en fait des Sénégalais, comme nous le verrons un peu plus bas.
La délégation française s’établit à Cunani en 1898. Elle est dirigée par un diplomate nommé Drujon, et son escorte est composée d’Indiens Palikur et de 45 tirailleurs sénégalais, dont on espère qu’ils supporteront bien les conditions. Leur présence suscite une animosité générale, d’autant que la délégation brésilienne se trouve à Cunani également, et les soldats brésiliens veulent en découdre avec les Français. Les tirailleurs sénégalais succombent rapidement au béribéri, les Palikur à la variole, et finalement la délégation française est décimée par le paludisme. Elle quitte les lieux en 1900, après la résolution du conflit. C'est là, très certainement, l'origine du cimetière "Senegalo" dont les habitants actuels ne connaissent plus précisément la localisation.
L’arbitrage suisse, qui attribue la zone du Contesté au Brésil, entraîne une vague de migration brésilienne (déjà largement encouragée par Cabral dans les années 1890). Les orpailleurs brésiliens, tel le fameux Lourenço (dont un garimpo porte le nom), prennent le contrôle des « placers » établis par l’administration française en 1894.
A compter de 1900, l’histoire officielle se focalise sur Macapá et Oiapoque, mais on peut compter sur quelques détails historiques ainsi que sur les informations données par les habitants actuels de Cunani. On peut estimer qu’à compter de cette date, la colonisation officielle prend le dessus, passant par le littoral. C’est durant cette période que s’implantent des fazendas de buffle et de bœuf aux embouchures des différents fleuves de la région, dont sans doute la Fazenda Barbosa, dont le propriétaire en possédait une autre à Marajó. La pêche prend également son essor, et des factoreries essaiment le long du Cunani. On note l’arrivée en nombre de migrants des Baïliques, de Vigia, de Breves, de Soure, mais aussi du Ceará. On suppose que les échanges s’accroissent et se diversifient : plumes d’aigrettes et d’ibis, peau de félins et de reptiles, chasse au lamantin, extraction de balata, de cacao et de bréu. Le profil des habitants de Cunani s’apparente alors à celui des communautés ribeirinhas, aux noyaux familiaux éparpillés le long du fleuve, se réunissant lors des fêtes organisées à la Vila.
La seconde guerre mondiale apportera son lot de bouleversement avec la probable construction de la piste d’atterrissage qui jouxte la Vila (et les rumeurs d’apparitions de sous-marins durant cette période), et la transformation en 1943 de l’Amapá (jusqu’alors rattaché au Pará) en territoire fédéral. Le Capitaine Janary Nunes occupe la fonction de gouverneur de janvier 1944 jusqu’en 1955. Un vaste effort de scolarisation est entrepris par Janary et son successeur. On peut imaginer que la construction de l’internat São Joaquim, en aval de Cunani, est due aux efforts conjugués de Janary et d’Enéias Barbosa, désormais propriétaire de la fazenda. L’internat est dirigé par Estelita, sœur d’Enéias, et par son mari Raul. Les dates approximatives de fonctionnement de cet internat sont 1945-1960. Nous nous fondons sur les témoignages des habitants actuels, dont seuls les plus anciens l’ont fréquenté. De plus, la création de l’école communautaire semble remonter à 1960, raison pour laquelle cet internat isolé ne se justifiait plus.
La situation évolue dramatiquement dans les années 1970, avec la construction de la BR156. Cunani, comme Vila Velha, est laissée de côté, et c’est Calçoene qui bénéficiera de l’essor économique apporté par la route. L’école de Cunani se limite dorénavant à la 4a série, entraînant un début de migration vers le chef-lieu. Dans le même temps, le commerce de peau de félin est interdit, et le trafic maritime diminué par la concurrence du transport routier. Mais le déclin est lent, presqu’imperceptible. Le cabotage fluvial (marretagem) semble disparaître après 1975. La création du Parc National du Cap Orange, en 1980, limitera progressivement l’entrée de navires de pêches et diminuera la pression halieutique.
Il semble que la période de 1980 à 1987 (date de l’ouverture, par les habitants eux-mêmes, du ramal Calçoene-Cunani) fut la plus difficile (voir témoignage convergent de Sebastião Pinheiros, à Vila Velha, dans le rapport FK/Ibama). Tout commerce de peau se trouvant interdit, seule restait l’alternative de trois commerces situés en aval de la vila (celui de Vandico et de Rosende) et la « loja azul » de Raimundo Rocha, situé dans la vila, à l’emplacement de l’infirmerie. Les habitants leur vendaient leurs produits (bréu, cacao, farinha) et se rendaient à Calçoene en pirogue, passant par l’igarapé Agua Doce. Le voyage prenait deux jours. La pleine mer leur était interdite en l’absence de bateau adapté. Les commerces ferment dans les années 1980, probablement à cause de la création du PARNA. La migration vers Calçoene prend alors une grande ampleur, et se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
L’ouverture du ramal en 1987 ne réglera que partiellement le problème économique. D’une part, la présence du Parc National gèle la dynamique de migration. D’autre part, le coût du fret est prohibitif, et les habitants ne peuvent, à cette époque, produire autre chose que de la farine de manioc, tout autre commerce leur étant légalement ou virtuellement interdit. Ce n’est qu’à partir de 2000 que l’açaí deviendra financièrement intéressant. Comme nombre de communautés régionales (Vila Velha, Kumarumã), les habitants de Cunani cherchent à contrer le poids de l’IBAMA en s’alliant des partenaires institutionnels suffisamment puissant. Dans la région de Calçoene, c’est l’INCRA qui jouera ce rôle (comme il l’avait fait à Vila Velha), vraisemblablement pour des raisons politiques (contrecarrer l’IBAMA qui menace d’absorber l’Amapá en le transformant en vaste aire protégée).
En 2004, faisant suite à l’activisme d’un agent de l’INCRA militant dans les mouvements noirs de l’Amapá, le quilombo de Cunani est identifié à marche forcée, délimité dans la foulée, reconnu par la Fondation Palmares, mais toute légalisation est suspendue à la production d’un rapport d’expertise anthropologique que l’INCRA n’a jamais fourni. Dans le même temps, l’IBAMA lançait en 2005 un programme de soutien aux communautés de l’entour par le tourisme équitable. L’initiative fit long feu, mais suscita des attentes et probablement des conflits au sein de la communauté. L’excellente relation du chef du PARNA de l’époque, Marcos Cunha, avec les habitants de la communauté, permit à l’IBAMA devenu ICMBio d’implanter une base bien équipée à Cunani, ainsi qu’un pont suspendu sur le fleuve qui facilite la vie quotidienne des habitants. Le jeu est donc troublé, et la position actuelle de la direction du Parc semble, plutôt que de trancher la question de la superposition quilombo/PARNA (22.000 ha sont concernés), de garder le statu quo. La communauté se meurt du fait de la migration des adultes dans la force de l’âge dont les enfants passent en 5a série, le ramal est dans un état déplorable, mettant un frein aux invasions de chasseurs et pêcheurs du dimanche, et l’incertitude régnant autour des dimensions finales du quilombo (qui finira par être homologué) tend à geler le marché foncier des alentours. En l’état actuel des choses, les habitants de Cunani, pour la plupart âgés de 50 ans et plus, n’exercent qu’une très faible pression sur les ressources – si l’on excepte la saison de l’açaï, entre février et juin de chaque année.
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