Je suis dans le train avec mon père. Il est parkinsonien, je l'emmène à la campagne, et ces voyages sont une épreuve pour lui. Le compartiment est à moitié vide, mais un groupe de quatre jeunes sème le trouble. Ils fument devant les toilettes, n'ont pas de billet: le contrôleur, tout seul, cherche à argumenter mais finit par renoncer. Ils voyagent donc gratuitement et fument en paix.
Une fois assis, ils mettent de la musique à plein volume, hauts-parleurs connectés à leur i-Pod. Je me lève et leur demande de baisser le son. C'est alors une flambée de "Tu nous respectes, d'abord! Du respect!" J'ai le choix entre leur foutre un poing dans la gueule, casser leur i-Pod, ou retourner m'asseoir. S'il m'arrive quelque chose, mon père est fichu, égaré, et je renonce, moi aussi.
D'autres passager se lèvent et leur demandent à leur tour de baisser. Rien à faire. Nous supportons cela durant toute l'heure que dure le voyage.
De renoncement en renoncement ces jeunes se sont appropriés l'espace sonore.
Or je lisais il y a trois jours dans le Monde un entretien sur la question des banlieues difficiles, où les jeunes, dit-on, forment 30% de la population, et ne reconnaissent plus d'autorité sinon celle de jeunes à peine moins jeunes qu'eux. Les adultes ont renoncé, et leurs propres enfants occupent l'espace public, font régner, à leur goût, l'ordre et le désordre.
Les causes sont multiples, disait le sociologue. L'architecture mise en oeuvre dans ces banlieues; des populations d'immigration récente, dont les enfants parlent mieux le français qu'eux, maîtrisent davantage les codes sociaux; des écoles où n'exercent que des professeurs frais émoulus des concours, dépourvus d'expérience et d'autorité; une absence de perspectives économiques, qui restreint l'horizon au court terme; une militarisation des moyens policiers, qui a favorisé les liens des bandes et leur a permis de s'organiser...
L'impuissance que l'on éprouve face à ce phénomène montre à quel point notre structure sociale est fragile. Il suffit de voir comment Mai 68 a permis, presque sans coup férir, à une population dans la force de l'âge de renverser les vieux qui gouvernaient, à la tête de l'Etat comme à l'Université. Il nous paraît normal, aujourd'hui, de voir des mandarins affaiblis et des générations montantes qui prennent leur place. Ces générations montantes, dont mes parents font partie et dont j'ai hérité, ont maintenu l'infrastructure de base qui est l'école, où la jeunesse est domestiquée, canalisée, apprend à s'insérer dans la continuité de notre histoire.
Mais imaginons à présent un épisode révolutionnaire: les jeunes prennent le pouvoir. Ce qui n'était qu'un phénomène localisé devient la règle nationale. Ils cessent d'aller à l'école, ou bien l'école devient pour eux une agence de moyens où ils apprennent à maîtriser les outils informatiques et ou des professeurs asservis doivent jouer les guides lors de voyages scolaires. Voilà les jeunes lâchés dans la ville: les terrasses de café résonnent de leurs histoires sans fin, des sonneries de leurs portables. Ils partent sans payer mais personne n'ose les retenir.
On a tellement humilié leurs parents que ceux-ci sont devenus esclaves de leur progéniture. Les pères ont été expulsés. Les grands-pères ont été déplacés au nom de la mixité sociale et de la lutte contre le communautarisme. Seule persiste, vaguement, l'autorité des imams, et du Coran dont ils ne comprennent pas la première ligne, mais qui est pour eux une arme: ils pourront toujours crier à l'irrespect s'ils se voient acculés. Et cela n'a aucun rapport avec une origine arabe: ils peuvent être Français, Maliens, Polonais ou Portugais, le Coran incarnant simplement ce qu'il y a de plus éloigné des valeurs dominantes dans notre monde à nous.
Gueuler fort, incommoder les gens, commettre toute sorte d'incivilités, casser un abribus à l'abri des regards, tout cela pris ensemble ne constitue pas un délit. C'est donc une révolution sourde à laquelle nous assistons. Nous produisons des étrangers à la société que nous avons construite et à laquelle nous appartenons. Il ne s'agit pas d'un défaut d'assimilation, mais d'un effet contraire: de l'assimilation surgit une entité nouvelle. Nous voyons émerger une classe sociale qui devient ethnie, groupe, nation, qui estime ne rien devoir à personne, et face à laquelle tous les pouvoirs de l'Etat (éducation, police, justice) se révèlent impuissants.
Une société est fragile. Castoriadis disait, dans l'Institution imaginaire de la Société, qu'elle était d'abord "le tenir ensemble d'un monde de représentations". A ce titre, il me semble que notre société est aujourd'hui divisée. Elle ne tient debout que parce que la fraction "jeune" n'est majoritaire que très localement. Mais qu'elle occupe le quart de la population d'un compartiment de train Corail, et voilà que l'on expérimente ce qu'est le pouvoir de la violence verbale, de l'irrespect, de l'incurie, comme un avant-goût de ce qui nous attend si on laisse s'emballer la machine.
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