Conversation avec mon pire ami ce matin à Neverland. Il arrive à un âge où nombre de ses amis affrontent de graves problèmes de santé, et cela mine la sérénité de son couple. Je lui expose les principes qui guident mon sens de l'amitié: exiger des amis, annuellement, un certificat médical. En cas de gros pépins de santé, rupture des relations. En effet, des relations maintenues avec un individu fatigué ou malade risquent, non seulement de me déprimer, mais en plus exiger de moi toutes sortes d'attentions (respect d'un régime alimentaire, aide ponctuelle au déplacement), que je ne souhaite pas assurer, préférant renouveler mon stock d'ami en visant la tranche d'âge inférieure.
L'anthropologie dispose, pour aborder les rapports interethniques et les contacts culturels, d'un ensemble d'outils conceptuels dont les principaux portent sur la définition des groupes ethniques et plus particulièrement des communautés.
Il faut remonter à Tönnies, Weber et Durkheim pour voir ces problématiques posées et la pensée se mettre en place à ce sujet. J'y reviendrai, mais disons dès à présent ce qui constituera le centre de ma démonstration (en plusieurs notes, probablement).
Le problème - et je précise que j'entends "problème" au sens scientifique du terme, c'est-à-dire "ce qui pose question, ce qui interroge" et non au sens courant de situation insatisfaisante à résoudre - est le suivant: qu'est-ce qui fait tenir ensemble une société humaine, comment se constitue-t-elle, à partir de quelle dimension un groupe humain ne peut-il plus être considéré comme un ensemble naturel, mais comme produit de relations contractualisées ou comme résultat de politiques d'administration? En ce sens, les ensembles nationaux ne constituent que rarement des ensembles "naturels", au sens de groupes humains se reconnaissant une affinité immédiate, une solidarité et un ensemble de valeur spontanément partagées. Citons le Portugal, la Grèce, l'Albanie... Ce n'est pas au niveau des ensembles nationaux que les anthropologues vont se pencher, mais bien au sein de groupes humains considérés comme cohérents, entretenant des rapports individualisés ou tout au moins de grande proximité.
Pour aborder la question, il faut laisser de côté des pétitions de principe du type "mais les humains sont tous frères": il s'agit là d'un idéal, pas d'une réalité. De même, l'idée généreuse selon laquelle les humains s'enrichissent au contact les uns des autres n'est vraie que dans de très rares cas , et dans des contextes non-conflictuels (pas de compétition pour l'accès aux ressources, entre autres). Dans la plupart des cas, le contact crée la friction et le conflit, et l'intelligence mutuelle n'est nullement favorisée par la promiscuité. Au contraire, la promiscuité exacerbe les conflits au point de les rendre insolubles, comme c'est le cas en Irlande du Nord où la coexistence d'Irlandais et de Britanniques a été rendue difficile par la crispation autour des appartenances religieuses. On observait ainsi des taux de participation à la messe et au culte, en Irlande du Nord, bien supérieure à ce qu'elle était tant en Eire qu'au Royaume-Uni. Pourquoi?
Pour une raison simple exposée par Fredrik Barth en 1969 (dans l'article Ethnic groups and social boundaries) : les groupes ethniques se constituent en érigeant des frontières, l'humanité se construit en "fabriquant de la différence" (cf Warnier, 1999, la Mondialisation de la culture). En d'autres termes, ce qui va favoriser la cohésion des groupes humains n'est pas l'existence et la consolidation d'une culture (ensemble de valeurs, croyances, pratiques et traditions) à partir de l'intérieur, de ressources propres, mais bien plutôt dans la construction de la différence avec les autres groupes. La plupart des interdits alimentaires ou autres s'expliquent par la production d'un ensemble de valeurs et de coutumes par différenciation d'avec un autre groupe. (ex: mes voisins mangent du porc, donc je mange du mouton. Ils mangent du pain levé, donc je mange du pain non-levé, etc)
En conséquence, un anthropologue ne peut, d'emblée, affirmer que la coexistence de multiples groupes ethniques se reconnaissant comme tels, en France, va de soi et sera aisément résolu par notre (qui, nous?) tradition d'humanisme et de générosité. Cela ne se passe comme ça nulle part dans le monde,ni dans les banlieues parisiennes, ni à Dakar ni à Kuala Lumpur. La crispation et la montée des conflits naît précisément de la coexistence, et l'Islam sera d'autant plus radical en France qu'il se considérera comme assiégé et en mis en demeure d'affirmer des valeurs diacritiques (différences reconnaissables) afin de résister à la dissolution.
L'autre aspect qu'envisage l'anthropologue, c'est la question de la cohésion sociale: comment, dans les sociétés ou micro-sociétés que nous étudions, se constitue et se renforce la cohésion, la solidarité du groupe, qui lui permet de constituer un front organisé visant à obtenir satisfaction? Comment des groupes humains se définissent-ils comme religieux, indigènes, marrons, ou traditionnels, en vue d'obtenir des garanties foncières et des moyens d'assurer leur subsistance et leur reproduction culturelle et sociale ? (Cela permet de balayer une idée souvent évoquée, d'incompatibilité mutuelle de certaines cultures ou traditions: les cultures et traditions sont des dynamiques, non des faits, elles sont constamment in progress, et se constituent les unes par rapport aux autres, et les unes en rapport avec les autres.)
L'administration de la différence culturelle ou ethnique recouvre deux enjeux:
- d'une part, si les anthropologues défendent la constitution de groupes ethniquement différenciés sur des territoires protégés (territoire amérindiens, communautés marronnes, réserves extractiviste), ils ne peuvent dans le même temps défendre l'idée que, les humains étant tous frères, n'importe quel éleveur de bétail ou groupe de touriste pourrait s'installer à demeure chez les Indiens pour y faire ce que bon lui semble. Donc, il n'est pas question, pour des raisons de cohérence intellectuelle, de défendre là-bas des statuts différenciés, et prétendre qu'ici cette solution ne s'impose pas, au motif que se déroulerait un brassage généralisé qui fait que le problème ne se poserait même pas. C'est faux, et ce n'est pas ainsi que les groupes humains fonctionnent et se perpétuent.
- d'autre part, l'anthropologue reconnaît que l'auto-identification à un groupe différencié est une condition essentielle à la cohésion sociale à l'échelle du groupe et dans les rapports intergroupes. Autrement dit, le fait de maintenir les structures traditionnelles d'autorité et de transmission des savoirs est nécessaire au maintien du lien social, à l'intégration harmonieuse des jeunes adultes, bref à la structuration d'un cadre de vie et de pensée sans lesquels les humains sont livrés à la solitude, à l'abandon, et à l'anomie (voir l'opuscule de Pierre Legendre, La Fabrique de l'homme occidental). Privée des fondements que sont l'inscription temporelle (ou mémorielle), la confiance et les systèmes de loyauté (ce que l'on appelle le capital social), la société se fragmente, se fragilise, le mal-être se répand, et la situation va en s'aggravant à mesure que la défiance, l'irrespect des valeurs communes croît au sein des générations montantes ou marginalisées. Cela vaut sur les berges de l'Oyapock comme sur celles de la Seine ou du Gange. A cela, le gouvernement répond par le lièvre de l'identité nationale. Mais ce n'est pas à ce niveau que les choses se passent, s'articulent et se mettent en relation: c'est précisément au niveau des communautés.
Je développerai cela plus longuement, mais disons que le maintien de structures communautaires (même informelles), respectant les hiérarchies traditionnelles, est une condition à la coexistence pacifique des diverses communautés. Ainsi, loin de stigmatiser le "communautarisme", l'anthropologue, d'après son expérience de la cohésion et de la solidarité des groupes, défend plutôt le droit de ceux qui s'identifient comme appartenant à un groupe différencié d'agir selon leurs usages, en maintenant les rapports d'autorités fondés sur l'âge et la génération. Cela évidemment ne doit pas mener à essentialiser ces groupes: en République laïque les enfants suivant un parcours scolaire sont en droit et en mesure de régir leurs affiliations et leurs loyautés. Mais ces loyautés se crisperont autour de faits religieux ou raciaux si le groupe dont est issu cet enfant est menacé dans son être et sa pérennité par les proclamations outrancières de ceux qui veulent en finir avec la "ghettoïsation".
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