(NB: il est préférable de lire la note précédente avant d'entamer cette lecture)
La conscience ébranlée
Cet article a pour objet le livre controversé de Charles Patterson, Un éternel Treblinka, publié par Calmann-Lévy en 2008 [2002][1]. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un compte-rendu de lecture, même si les première et deuxième parties exposent et discutent les arguments de Patterson. La controverse repose sur l’idée que l’auteur proposerait un parallèle entre solution finale et élevage industriel, et plus généralement entre l’attitude des nazis à l’égard des juifs et celle de l’humanité à l’égard des animaux, parallèle suggéré en incipit par ces mots du prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer :
« Ils se sont persuadés que l’homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n’auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, c’est un éternel Treblinka. » (Singer, The Letter Writer, in The Seance and other Stories, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1968)
La position de Bashevis Singer est explicitée au long de l’ouvrage, mais cette citation donne le ton du livre. Or le propos de Patterson ne se limite pas à établir un parallèle, mais, en historien, à remonter l’enchaînement idéologique et technologique qui aboutit à l’intrication du système élevage/abattage/eugénisme/extermination. On peut rejeter d’emblée cette proposition, refuser a priori toute tentative de cet ordre, en invoquant le fait que, si les nazis ont traité les juifs comme des animaux, ce serait en quelque sorte marcher sur leurs traces que d’approfondir la question, et se demander ce qui a rendu cela possible. On pourrait invoquer la « gêne » que cette réflexion ne manque pas de susciter, ou, comme le fait Elisabeth de Fontenay à propos d’un autre Singer – Peter Singer, auteur de Animal Liberation – déclarer : « Un tel procédé n’est pas efficace pour la simple raison que son impudeur et son impudence le rendent fondamentalement inconvenant (…) ». « Impudeur », « impudence », « efficacité » : le militantisme se trouve toujours à la croisée des chemins ; il irrite, il dérange, on l’accuse de manquer sa cible, « d’offenser le genre humain » (comme le suggère le dernier ouvrage de Fontenay, publié en 2008). Or il faut faire la part de ce qui tend à motiver une action militante et de ce qui est voué à provoquer la réflexion. De ce point de vue, on ne peut accepter qu’un Luc Ferry et ses émules dissertent complaisamment sur la solution finale et l’interdiction du gavage des oies, comme dans le Nouvel Ordre Ecologique (1992) où sont associés « amour des bêtes » et nazisme, écologie profonde et « haine de l’humanité », et écarter d’emblée la démonstration inverse que produit Patterson : la solution finale est intrinsèquement liée d'une part aux méthodes d'abattage industriel nées à Chicago en 1860, d'autre part à l'eugénisme international, mouvement organisé dont les pôles furent avant-guerre les Etats-Unis et l'Allemagne, et qui s'est constitué en associant éleveurs de bétail et scientifiques soucieux d'améliorer le profil génétique de l'humanité.
Mais les réflexions de Patterson suscitent une autre interrogation, que je développe en fin d’article, et qui porte sur le temps qu’il fallut, en Occident, pour que la Shoah s’impose comme événement paradigmatique, entraînant un bouleversement des valeurs. La dimension de l’événement ne fut pas perçue dans l’immédiat après-guerre ; il fallut pour cela un travail collectif qui parvint finalement à « ébranler la conscience du monde ». Or, dans notre monde contemporain, le risque considérable et avéré d’effondrement de la biosphère n’entraîne pas de réaction proportionnelle aux enjeux. Le point que je souhaite soulever ici est le suivant : par quels mécanismes l’ampleur d’une catastrophe est-elle susceptible d’être appréhendée, au point d’entraîner un bouleversement des valeurs qui y ont mené ?
Animalisation
Patterson débute sa réflexion en inventoriant les épisodes historiques où le traitement infligé à des humains fut, au propre comme au figuré, inspiré du traitement ou de la représentation que l’on se fait d’animaux. Un des points centraux du livre porte sur la manière dont nous rabaissons d'autres hommes, à l'heure de les tuer, en les traitant d'animaux, de cafards, de porcs, de termites, de chiens, etc. Et ce traitement n’est pas uniquement verbal : les Américains d'origine japonaise regroupés durant la Seconde Guerre le furent dans des étables, des écuries, des porcheries. Le transport dans des fourgons à bestiaux s’inscrit dans cette logique, de même que la dégradation infligée aux Juifs à Auschwitz, selon la description de Primo Levi, les amenait à sentir mauvais, marcher tête baissée, fuir les regards, etc. Je cite Patterson (p.78): « Le philosophe allemand Friedrich Hegel soutenait que les Juifs ne pouvaient être assimilés dans la culture allemande car le matérialisme et l'avarice les incitaient à suivre 'une existence animale'. » Plus loin, c'est un article de Russie aujourd'hui, écrit par Vladislav Shumsky, qui est cité (malheureusement sans la date exacte): « Les Juifs ne sont pas meilleurs que les cochons et les chèvres, à cause de leur dépravation et de leur appât du gain excessif » (p.85). Hitler, cité p.79, déclare quant à lui que le Juif est comme « une troupe de rats qui se battent entre eux jusqu'à ce que le sang coule ».
Il fait partie de tous les programmes génocidaires de disqualifier l'humanité des victimes afin de faciliter le travail des exécutants « non-psychopathes » (Patterson, p.77). Tant durant la guerre des Philippines au début du XXe siècle où les Philippins furent regroupés en camps et livrés à la famine – semblant ainsi, par leurs traits émaciés et leur terreur, des « rats » aux yeux de ceux qui les observaient –, que dans les camps nazis où Primo Levi montre bien la dévalorisation psychique induite par la déchéance corporelle et morale, facilitant de ce fait le travail ultime des bourreaux, le même processus est à l'œuvre.
Mais ce processus ne culmine pas ici, non plus qu'il n'y trouve ses racines. L'idée est quasi tautologique, et Patterson s’emploie à la développer au long de son livre : à l'heure de les tuer, nous traitons les humains de la même manière qu'à l'heure de les tuer, nous traitons les êtres vivants que nous appelons « animaux ». C'est le même processus, c'est la même vision fantasmatique d'un être dévalorisé dont le signifié n'existe pas. L'être qui se trouve là ne représente rien pour nous. Nous abattons et tuons des signifiants qui renvoient à des systèmes de représentations sociales, comme le suggère Edmund Leach dans son analyse des « injures et catégories d’animaux » (1980 ; 263-298). Que sont les « rats », les « chèvres », les « cochons » et plus généralement quelle est la conception de « l'existence animale » pour reprendre les mots de Hegel, que ces propos trahissent ? Depuis quand les « cochons et les chèvres » manifestent-ils un « appât du gain excessif » ?[2] Ce qui est évident dans ce type de stéréotypes, qu'ils soient appliqués aux Juifs, aux Noirs, aux Vietnamiens, ou à « ces cochons d'Allemands » de 1914, c'est non seulement qu'ils sont faux (à la manière dont peuvent l'être des stéréotypes, qui ne renvoient pas à une réalité mais à des schèmes mentaux) mais qu'ils sont doublement faux. Car ils sont faux également dans leur définition de ce qui est « animal ». Lorsqu'on entend dire que quelqu'un se comporte « comme un porc » ou « comme un chien », nous comprenons vaguement ce que cela veut dire ; mais le paradoxe est le suivant : les porcs véritables se conduisent-ils « comme des porcs » ? Les chiens véritables se conduisent-ils « comme des chiens » ? Ces « porcs », ces « chiens », ces loups et ces cafards sont purement conceptuels, ils n'ont pas de correspondant réel : dire que quelqu'un se conduit « comme un chien » équivaut peu ou prou à invoquer une créature imaginaire, comme si nous disions d’Untel qu’il se conduit « comme une licorne ».
Nous n'appelons pas « cochon » quelque animal qui serait, objectivement, un représentant de l’espèce Sus scrofa domesticus. Il s'agit d'un être vivant que nous traitons de et traitons comme un cochon, c'est-à-dire non plus une espèce vivante mais un être dégradé, souillé, autrefois gardé dans des conditions abominables de saleté et de puanteur, aujourd’hui dans l’obscurité la plus totale, tué sous des railleries et des insultes autrefois, dans un silence glacé et sans recours aujourd'hui, comme condition de son abattage et de son utilisation. Et ce « cochon » dont on parle, répétons-le, n'existe pas plus qu'un griffon ou une licorne. Ce n'est pas cela dont on parle quand on parle de cochon. Mais c'est bien là, oui, ce qu'on mange.
La valeur des témoignages
La troisième et dernière partie du livre de Charles Patterson relève davantage du genre pamphlétaire, avec des témoignages inégaux, portant sur des choix individuels d'abstention de toute viande et sous-produits animaux, et visant à convaincre le lecteur d’en faire autant. La majeure partie de ces témoignages émane de rescapés de la Shoah, mais aussi d'Allemands ayant mal vécu leur propre attitude pendant la guerre, ou celle de leurs parents. On y découvre les parcours de l’écrivain Isaac Bashevis Singer, du philosophe Peter Singer, du militant Henry Spira et de membres de l'ALF ou du PETA. Il n’est pas si limpide pourtant que l'on puisse établir, même ponctuellement, un lien direct entre survivre aux camps et ne plus manger de viande, ni que la causalité soit si évidente et si claire, ni qu'il soit sain de réduire une argumentation à cela. C'est donc une faiblesse du livre, déjà relevée, et indéniable ; mais d’autres se chargeront d’y puiser les éléments qui renforcent une ligne philosophique allant de Rousseau à Lévi-Strauss, en passant par Schopenhauer et Bentham, selon lesquels le fondement de la morale est la pitié, la pitié comme expérience d’identité ou intuition de ce qu’est autrui.
L’incitation au végétarisme, voire au végétalisme, est une règle du genre, et à vrai dire son débouché logique. Mais le pas à franchir, dans l'optique de Regan (1982) et de Patterson, est de renoncer également au cuir, œufs, laits et sous-produits laitiers produits dans des conditions atroces, aux poissons et crustacés d’océans surexploités. Selon eux, toute tentative visant à contourner la responsabilité (produits bio, « élevé en plein air », labellisés, etc.) n’est que stratégie d'évitement, l'abattage et l'exploitation démesurée étant à la racine du processus. Toute tentative « d'humaniser » la production et l'abattage ne seraient qu’échappatoires morales, destinés à permettre que des hommes l'accomplissent et que d’autres consomment sans être tourmentés. « Ces hommes porteront cela toute leur vie. Quel genre de disciples formons-nous ici ? » (Patterson, p.197) Cette phrase émane d'un commandant SS et s'adresse à Himmler qui souhaitait voir la sélection et l'exécution d'un convoi humain telle qu'elle se déroulait en pleine campagne, au revolver. La solution des chambres à gaz fut alors présentée comme « plus humaine » (« Qu'est-ce qui est le plus humain ? » demande Hitler quand il faut choisir le gaz approprié – p.196) pour les déportés comme pour les employés des camps : il fallait qu’on n'ait pas le temps de souffrir ou de réfléchir. Retirer la souffrance et la réflexion, geste charitable ? Marque de l'humanité des bourreaux ?
On notera qu’émerge ici une divergence entre ceux qui se focalisent sur l’acte même de tuer un être vivant, et ceux, tel Peter Singer (1993), qui s’interrogent sur la portée de notre emprise et les dimensions de l’exploitation. Les termes du débat, et les différentes philosophies qui abordent la question, sont exposées par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (2008).
Le régime carné est avancé comme l'une des explications de l'accroissement brutal de la taille du cerveau à partir d’Homo erectus (1.9 millions d’années). La viande est un moyen économique d'entretenir un cerveau gourmand en énergie. On établit ainsi une corrélation entre viande et cerveau consensuelle, bien que discutable. Les chimpanzés en milieu naturel mangent en moyenne 150 g de viande par jour. On peut supposer qu'ils le font depuis longtemps déjà, et leur cerveau est moitié ou tiers moindre du nôtre. Les mammifères carnivores ont des cerveaux plus complexes que celui de leurs proies herbivores, mais la disproportion n'est pas criante. Quant à « l'homme des cavernes » (Homo sapiens et neanderthalensis) il mangeait environ cinq fois plus de viande que nous, viande convertie essentiellement en muscle : leurs dépenses physiques excédaient tout ce que nous pouvons imaginer.
Il est évident que notre espèce n'a jamais connu « d'âge d'or » végétarien et pacifique, que le genre Homo s'est spécialisé dans l'alimentation carnée, du charognage à la chasse, et que cela a modifié son comportement, entraîné des innovations techniques et sociales fondamentales. D'un point de vue évolutionniste, il n'y a rien d'aberrant à manger de la viande : manger de la viande n'est pas « contre nature » ; le problème se pose à un autre niveau. Qu'un guépard capture une gazelle, qu'un groupe de chimpanzés se partage un colobe, ou qu'une bande de néandertaliens encercle et tue un bison, on ne voit pas en quoi devraient s'élever des objections morales ou émotionnelles. Il en va différemment lorsque ce pouvoir s'étend jusqu'à se constituer en droit de vie et de mort sur l'ensemble du vivant, en particulier sur les espèces domestiquées. Du point de vue moral - car les objections darwiniennes ad rem ne manquent jamais de surgir – il me semble que la gazelle, le colobe, le bison, ne relèvent pas de la même sphère que des porcs ou des volailles confinées, élevées dans le noir, sur caillebotis, et finalement regroupées et slaughtered - il n'y a pas de terme français équivalent ou aussi suggestif, sauf à trouver un dérivé verbal de boucherie (bouchéifiés ?). La gazelle a vécu une vie de gazelle, elle n'a en fin de compte pas eu de chance, à titre individuel. Pourra-t-on dire, de manière équivalente, que les porcs, les vaches, les poulets, les saumons, n'ont pas eu de chance en tant qu'espèce ?
Si la morale consiste à s'élever au dessus du débat pour adopter le point de vue de Sirius – nous ne ferions « qu'obéir » à une détermination intérieure qui nous pousse à manger de la viande, et l'élevage et l'abattage annuel de milliards d'animaux terrorisés, aussi dramatique soit-il, s'inscrit dans un schéma évolutif (l'homme ingénieux invente l'élevage, puis l'élevage industriel) et répond à un besoin de notre espèce, il n'y a rien à redire. Mais cette morale serait alors bien sélective, car il faudrait encore expliquer si c'est le pouvoir qui donne le droit, affirmation dont dérivent tous les pouvoirs totalitaires. Cette interrogation parcourt le livre Eternel Treblinka (notamment p.51 ; 186 ; 252) avec pour basse continue sa reformulation constante par Isaac Bashevis Singer. Le pouvoir qui consiste à dominer une autre espèce jusqu'à manipuler son génome et à la réduire à ce qu'elle n'est pas par elle-même (un être agité de soubresauts, endolori par la réclusion permanente, soumis à des éclairages intermittents, puis entassé dans des camions et suspendu dégoulinant de sang à une chaîne pour être découpé en morceau), s'il devient principe de droit, nous oblige à regarder en arrière : esclavages, conquêtes, génocides sont justifiés par les besoins de la production agricole, d'espace vital, etc. de ceux qui avaient les moyens de leurs ambitions. L’humanisme chrétien rabat ces objections en arguant de « l’exception humaine », que nous ne discuterons pas ici, préférant renvoyer le lecteur à la somme de Jean-Marie Schaeffer (2007). Pour résumer la position humaniste, telle qu’assumée par Ferry (1992) par exemple, il suffit de citer Clark (in Jeangène Vilmer, 2008 : 88) : « Nous sommes absolument meilleurs que les animaux parce que nous sommes en mesure de donner de la considération à leurs intérêts : par conséquent, nous ne le ferons pas. »
Quand on assassine un homme, on appelle cela un meurtre. Quand ce meurtre est précédé de séquestration et de tortures, on parle « d’actes de barbarie » et la peine encourue est aggravée. Quand on assassine un million d’hommes, on appelle cela un génocide. Ces qualifications suggèrent que les proportions, les dimensions et la portée de nos actes ont, en soi, des implications légales et morales. Notre régime carné aujourd'hui, allié à la logique économique qui tend à produire davantage à moindre coût, a des implications morales, du seul fait de ses proportions. Il existe une différence entre garantir notre apport de protéine (toute espèce animale, dont nous, a le droit de manger ce qui fait partie de son régime alimentaire), et la mise en place d'un système voué à martyriser des oiseaux et des mammifères, parce qu'il est dans la logique industrielle de produire beaucoup et à moindre coût, et dans la logique du consommateur d'acheter au meilleur marché.
Mais le fond du débat se situe ailleurs, à mon sens. La logique qui établit la possibilité de l’élevage industriel est celle-là même qui guide notre rapport à la nature et au vivant. En nous fondant sur cette prémisse, il est illusoire de penser que nous pourrions radicalement modifier nos pratiques, adopter une vision « biocentrée », bref, assumer le fait que nous sommes une espèce vivante, produit de l’Evolution, et qu’aucune espèce ne peut s’affranchir d’eau potable, d’oxygène, et d’écosystèmes régulés. Il est temps, donc, d’élargir le propos de Patterson aux rapports établis entre les hommes et leur milieu naturel, dans leur dimension planétaire.
Prophètes et prophéties
La Shoah, par son ampleur inégalée, son caractère unique, a entraîné un bouleversement des représentations, le franchissement d'un seuil, et le passage d’un monde à un autre. L’antisémitisme occidental n’est peut-être qu’étouffé, mais on n’entend plus, toujours en Occident, des propos librement tenus et entendus tels que « les Juifs sont condamnés par leur existence animale ». Il s’est donc produit un basculement, mais celui-ci ne fut pas brusque ni immédiat. Si le choc provoqué par les images des camps a joué son rôle, ce fut à une certaine distance de l’événement, une quinzaine d’années plus tard, voire vingt ans après.
Le fait qu’une catastrophe planétaire en cours d’accomplissement ne puisse franchir le seuil de la pensée et donc se traduire en orientation politique est une question anthropologique fondamentale, de même que toutes les stratégies d’évitement assumant les formes d’un « scepticisme » qui s’apparente davantage à une négation systématique.[3]Ceci nous amène à proposer un parallèle, forcément polémique, avec le cas de l’extermination des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale, de son non-empêchement, et de son impact ultérieur sur les représentations et sur l’histoire du monde occidental, réflexions dérivées de la lecture de l’ouvrage de Patterson (2008) et de sa réception en France.
On le sait, l’usage des chambres à gaz fait l’objet d’attaques récurrentes de la part d’historiens dits « révisionnistes » qui cherchent à infléchir les conclusions des recherches menées sur le sujet, bref à transformer cette politique planifiée en fantasme ou en exagération. Or ce révisionnisme fait écho à une période d’après-guerre où le monde, comme frappé de stupeur, n’a pas appréhendé l’exacte mesure de ce qu’avait été la Solution Finale, l’opinion publique étant encore prise dans les rets des multiples tragédies provoquées par la guerre. Si le choc provoqué par la réalité des camps a joué son rôle dans la conscience collective, ce fut à une certaine distance de l’événement, une quinzaine d’années plus tard, voire vingt ans après.[4]Lorsque la Shoah, son ampleur inégalée, son caractère unique, fut enfin appréhendée et comprise pour ce qu’elle avait été, il s’est produit un bouleversement des représentations, le franchissement d'un seuil, et le passage d’un monde à un autre. L’antisémitisme occidental n’est peut-être qu’étouffé, mais on n’entend plus, toujours en Occident, des propos librement tenus et entendus tels que « les Juifs sont condamnés par leur existence animale », comme le proclamait le philosophe Hegel. Il s’est donc produit un basculement, mais celui-ci ne fut ni brusque ni immédiat.
C’est avec quelque recul que la lecture de la Shoah s’est affermie, et l’on peut envisager à cela plusieurs raisons : la série de conférences organisées à l’UNESCO par Alfred Métraux entre 1950 et 1954 (« La question raciale et la pensée et la science moderne »), signant la fin du paradigme raciste, ce qui revenait à saper à la fois l’entreprise coloniale et les fondements raciaux de l’antisémitisme ; le temps qu’il a fallu aux survivants pour trouver la force d’évoquer leurs conditions de détention et d’extermination (Pollack, 1986) ; la mise en branle d’un processus politique et judiciaire de châtiment et de réparation ; la prise en charge du débat par des philosophes et historiens ; la production d’œuvres magistrales, tant cinématographiques qu’historiques et autobiographiques.
L’argument du « Nous ne savions pas » a servi à justifier ou excuser la passivité de ceux qui n’ont pas agi en temps et en heure, de ceux qui ont laissé faire. Mais le fait de « savoir » eût-il à coup sûr modifié le cours des choses ? Les bribes d’informations qui circulaient tant en Allemagne qu’ailleurs étaient suffisantes pour se faire une idée assez précise, sinon des conditions de l’extermination, du moins de ses dimensions, et du fait qu’elle avait lieu. Les Alliés connaissaient l’existence des camps, mais ne les jugeaient pas être une cible prioritaire, en dépit des multiples appels venant de toutes les communautés juives d’Europe. Jan Karski, ancien courrier du gouvernement polonais en exil, rapporte à Claude Lanzmann le message que les leaders juifs réunis à Varsovie lui demandèrent de transmettre aux gouvernements alliés, au milieu de l’année 1942 :
« On ne peut pas permettre à Hitler de poursuivre l’extermination. Chaque jour compte. Les Alliés n’ont pas le droit de considérer cette guerre du seul point de vue de la stratégie militaire. Ils vont gagner la guerre en agissant ainsi. Mais pour nous, à quoi bon la victoire ? Nous ne survivrons pas à cette guerre ! Les gouvernements alliés ne peuvent s’en tenir là. Nous avons contribué à l’Humanité, donné des savants au long des siècles. Nous sommes à la source des grandes religions. Nous sommes humains. Comprenez-vous ? Comprenez-vous ? Ce qui arrive à notre peuple est sans exemple dans l’Histoire. Peut-être ébranlera-t-on la conscience du monde ? » (Lanzmann, 1985 : 243. Je souligne)
Ebranler la conscience du monde ? En admettant que les images de corps martyrisés aient circulé avec la même liberté qu’aujourd’hui, si avait existé Internet, par exemple, on ne peut affirmer en toute certitude qu’une réaction immédiate aurait été provoquée. On peut imaginer qu’à l’inverse, la multiplication des images de cadavres, de cobayes humains, de corps décharnés, aurait diminué la capacité de l'opinion publique à en être horrifiée, pour entrer progressivement dans le domaine vaste et orageux du fatalisme et de l’abstention. La prise de conscience de ce que fut la Shoah, comme point culminant (sans vouloir préjuger de l'avenir) d’un processus commencé il y a deux mille ans, pour ce qui est des Juifs, et d’une abomination jusqu’alors impensable – ce dont étaient capables les hommes dans leur ensemble –, n’est survenue qu’après que certaines conditions furent réunies : le discrédit tombé sur les théories raciales, le redressement de l’Histoire par la création de l’Etat d’Israël, la parole des survivants, la mobilisation progressive des services spéciaux en vue de retrouver des coupables exilés. Un effort sans précédent a été accompli pour éclairer un pan de l’histoire et en tirer des conséquences à long terme.
Ces réflexions préliminaires sont destinées à aborder la question de la destruction progressive d’une grande partie du vivant par l’humanité qui l’a asservi, des représentations qui la fondent, et des possibilités d'émergence d'une prise de conscience planétaire, ce que Kuhn (1970) appelle un « changement de paradigme ». Comment ébranler la conscience du monde ? Comment les anthropologues peuvent-ils s’impliquer dans ce champ où l’intervention se fait urgente ?
Chacun connaît l’ampleur des incendies réduisant en cendres les forêts tropicales, anéantissant des millions d'organismes à chaque hectare brûlé, l’agonie progressive des écosystèmes marins, les tortures infligées aux animaux d’élevage et de laboratoire, l’émission incontrôlée de gaz à effets de serre, l’érosion des glaciers... Les images circulent, les campagnes se succèdent, les avertissements pleuvent, et chacun d’entre nous est conscient qu’il se passe actuellement quelque chose sur Terre que nous ne maîtrisons pas, bien que nous l’ayons déclenché. Les conséquences de ce quelque chose sont inimaginables : tout, absolument tout est possible. Traduits en termes de réflexion politique, c’est le principe énoncé par Jonas : priorité du mauvais pronostic sur le bon. (Jonas, 1990 [1979] : 73)
Bien sûr, on peut s’interroger sur l’emploi récurrent des termes « catastrophe », « cataclysme », « effondrement », et se demander s’il ne contribue pas à l’écriture d’un roman planétaire, où certains hommes jouent à se faire peur et à effrayer les autres. Mais nous ne nous trouvons pas dans la situation que décrit Latour dans Politiques de la Nature (1999), où des scientifiques tapent du point sur la table en s'exclamant « Les faits sont têtus! ». Nous disposons d'un ensemble d'indices, issus de toutes les sciences réunies, mais avons aussi, comme citoyens, la possibilité d'une expérience commune, fondée sur le partage d'observations empiriques : tel oiseau ne revient pas au printemps, tel poisson manque à l'étal, les framboises ont fleuri deux fois cette année, la plage était envahie d'algues vertes, un cyclone a frappé l'île que nous avions connue, la Durance ou l’Amazone (200 fois le débit du Rhône) est sortie de son lit, ou a atteint son plus bas niveau, etc., autant d'éléments qui mis bout à bout vont plus loin que le simple constat : « il n'y a plus de saisons ». Auspices, augures, signes avant-coureurs, prophéties ? L’action politique peut-elle se fonder, non sur la situation présente, mais sur la situation à venir ? Non seulement elle le peut, mais elle le doit, répond Hans Jonas (1990 [1979] : 16) :
« Qu’est-ce qui peut servir de boussole ? L’anticipation de la menace elle-même ! C’est seulement dans les premières lueurs de l’orage qui nous vient du futur (…) que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau. Cela, je l’appelle heuristique de la peur. »
Une chose est certaine : s’il devait arriver, à l’échelle de la biosphère, un événement culminant, de proportion comparable à ce que fut la Shoah pour la seule humanité, on peut imaginer qu’une réaction aurait enfin lieu, sous forme de « conscience ébranlée » et de réaction appropriée. Mais alors, tout laisse à penser que nous mourrions guéris, car si un événement d’une telle ampleur se produisait, le monde tel que nous le connaissons, avec ses pluies, ses arbres, ses poissons, ses oiseaux et vraisemblablement, ses humains, n’y survivrait pas.
Nous nous trouvons donc confrontés à une aporie : le seul événement susceptible (peut-être) de provoquer un basculement des représentations, où l’homme cesserait de considérer que le pouvoir fonde le droit, et qu’il est libre de disposer à sa guise du reste du vivant, serait l’événement qui mettrait un terme à notre histoire d’espèce vivante, et à nombre d’autres espèces. Nous voici placés face au paradoxe de la Mort et de l’Inconscient décrit par Freud, et qui s’excluent mutuellement. La mort approche en rêve mais quand elle est là, le sommeil s’interrompt. Mais c’est un point de non-retour qui s’approche de nous, après plus de 100 000 ans d’histoire phylogénétique et culturelle qui nous a amenés à asservir, dominer, exploiter sans remords notre milieu, tout en croissant et en multipliant sans aucune restriction, sans vouloir entendre qu’il existait une limite à ce qu’un système planétaire peut supporter. Les prophéties, les sciences, l’expression multiple dans toutes les langues du monde sont manifestement impuissantes à ralentir même le processus : il est à craindre que le moment de notre éveil soit précisément celui de notre extinction.
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De WAAL Frans, 1997 (1996), Le Bon Singe – Les bases naturelles de la morale, Paris Bayard/Sciences.
[1]L’ouvrage a été publié à compte d’auteur aux Etats-Unis. Nombre de pays l’ont vu traduit chez de petits éditeurs. Les éditions Calmann-Lévy font ici honneur à l’édition française.
[2]Une comparaison animale intéressante proposée par Zola, dans La Bête Humaine: « Est-ce que, dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu’une louve est là, le plus solide ne se débarrasse pas de l’autre d’un coup de gueule ? » Cette citation portant sur un personnage n’est pas choquante, sinon par le fait qu’elle révèle : l’humanité côtoie les loups depuis plusieurs centaines de milliers d’années, et un auteur du XIXe siècle manifeste avec éclat qu’il ignore absolument tout du comportement des loups. Il s’agit de Zola, répondra-t-on. Je recommande au lecteur deux livres récents, issus du monde académique, qui témoignent de la même ignorance : Philippe Breton, 1998, La Parole manipulée, La Découverte ; Derek Denton, 1995 [1993], L'émergence de la conscience - de l'animal à l'homme, Champs Flammarion.
[3]On retrouve des bribes de cet argumentaire jusque chez les opposants à la réintroduction des ours dans le Béarn, et dont les pouvoirs locaux font un large usage – (avec des formulations du type : « La coexistence des hommes et des ours dans les Pyrénées est un mythe »). Voir Mermet & Benhammou, 2005.
[4]Ainsi, Primo Levi publie Si c’est un homme en 1947. 1500 exemplaires sont vendus en 10 ans. Ce n’est qu’avec la réédition par Einaudi en 1958 que le livre trouve un écho et fait l’objet de recensions.
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