Pour revenir un instant sur la note d'hier, il se dégage un malentendu de la lecture du mail adressé à mes collègues.
Il s'agit en réalité d'un discours plutôt dépassionné. Ce qui me chagrine n'est pas la position exprimée par les uns ou les autres, mais le temps qu'il a fallu y consacrer. Les mails haineux ne m'atteignent plus depuis longtemps, surtout quand leurs expéditeurs en sont coutumiers.
Un petit panorama de la situation à Neverland: nous avons deux secrétaires adorables et hyper-efficaces (chose rarissime) dont l'une est en place depuis plus de vingt ans et a donc une mémoire digne d'un griot ou d'un druide; puis, une vingtaine de collègues, dont un tiers de non permanents (lecteurs, ATER, moniteurs). Parmi ces vingt collègues, seuls cinq ou six me détestent cordialement, mais ils ont de l'influence sur la faction qu'ils incarnent, que nous appellerons "faction pédagogique", par opposition à la "faction recherche" dont je suis. Donc les résultats du vote étaient plus ou moins pliés d'avance (ce qui en dit long sur mon flair politique).
J'avais précisé que ne pourraient voter que les collègues directement concernés par la suppression du TD en question.
Or mon pire ami se trouve actuellement en congé sabbatique, il n'assiste à aucune réunion et en théorie n'a plus qu'à se mêler de son propre projet d'édition. Mais, dans le lot de mail que je reçois, en voici un qui vient de lui, qui a un poids certain dans le département, et qui proclame haut et fort son adhésion au vote de mes opposants. Ecrire cela, alors que chacun sait qu'il est mon ami, équivalait à lâcher les chiens.
Je ne lui ai pas demandé d'explication, mais simplement d'éviter les interventions intempestives qui torpillaient ma direction balbutiante. Je lui ai rappelé le dicton brésilien "Dieu me préserve de mes amis, car de mes ennemis je me charge". Et j'ai finalement demandé à ce qu'il évite de se manifester à moi durant quelques temps. Je récapitule ses maladresses et médite le conseil de Schopenhauer: "Pardonner et oublier, c'est jeter par la fenêtre une expérience chèrement acquise".
Je n'ai pas tranché, mais sa position m'a plongé dans des abîmes de perplexité.
Cet ami, ainsi que son épouse, sont mes proches depuis près de quinze ans. Cette affection mutuelle n'a jamais empêché que nous nous empoignions, par exemple lors de la grande grève de 2009. Mais ces empoignades ont lieu parce que, s'il existe une faction "recherche", celle-ci n'est pas un bloc idéologique, mû par des consignes syndicales; il s'agit plutôt d'une dynamique de réflexion commune, avec évidemment des options divergentes.
Dans ce cas précis, l'intervention de mon ami se fondait sur une connaissance incomplète de la situation - en l'occurrence trop de cours, pas assez d'enseignants. Pourquoi donc s'être exprimé alors que rien ne l'y obligeait, et surtout n'avoir rompu son silence que pour cela, en me plongeant qui plus est dans l'embarras ?
Une explication psychanalytique dirait qu'au fond cet ami me déteste et a donc choisi de me poignarder dans le dos, porté par une pulsion qu'il ne maîtrisait pas.
Cette explication est un peu courte, et je vois se dessiner plutôt une trame de fond au motif contrasté: mon ami est partisan de l'impératif catégorique.
Sa morale est kantienne et à vocation universelle. Cela explique d'ailleurs son profond désintérêt pour tout ce qui touche à l'animal, tenu pour sans raison, donc sans droits, etc. Rapportée à l'univers de la fac, cette morale implique qu'on ne touche pas, par principe, au nombre de TD - eh oui, Kant est partout.
Et moi, je suis benthamien: ma morale est utilitariste, et j'évalue les dommages ou bénéfices collatéraux dérivant d'une position tenue pour absolue, qu'il me faudra donc relativiser (pour comprendre les termes de ce débat, voir Peter Singer, Animal Liberation). En termes juridiques, c'est se fier d'abord à la jurisprudence, puis au droit canon.
Mais un poignard reste un poignard, et il m'importe peu d'être assassiné pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
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