Mes lecteurs en conviendront sans doute: ce que j'écris ces derniers temps semble sortir droit de la plume d'un moine tibétain.
Sagesse infuse pénétrant chaque propos, aperçus incisif et cependant bienveillants, commisération perpétuelle mais empreinte(1) de l'idée qu'un malheur ne vient jamais seul, et que d'ailleurs ce n'est pas si grave.
Huhu, pour un peu, en lisant Anthropopotame, on croirait parcourir Le Zen dans l'art du tir à l'arc.
Eh bien, ma cousine médecin m'a livré une explication! Les antidépresseurs produisent l'effet que les moines tibétains obtiennent naturellement, par la méditation. Plus la peine de se retirer dans d'austères monastères et de boire du lait de yack en contemplant les sommets.
Tout m'est absolument indifférent: non qualification, séismes, misères, douleurs articulaires, ras-de-marées, avenir bouché, réchauffement climatique, tout se fond dans le vaste projet d'écrire des notes dont l'humanité, reconnaissons-le, ne tire nul profit.
On perd, donc, la faculté d'indignation, et ce n'est pas si désagréable. L'indignation épuise, elle torture, elle rend mal à l'aise, elle incite à l'action. Une molécule suffit à la plier comme on écrabouille un criquet.
C'est la raison pour laquelle, en tant qu'esprit apaisé, je me contenterai de citer ces quelques lignes de Castoriadis qui, en 1979, prenait position dans une polémique opposant Pierre Vidal-Naquet et Bernard-Henri Lévy, lignes qui condensent ce que j'essaye vainement d'exposer depuis des mois:
"Dans la « république des Lettres », il y a - il y avait avant la montée des imposteurs - des mœurs, des règles et des standards. Si quelqu'un ne les respecte pas, c'est aux autres de le rappeler à l'ordre et de mettre en garde le public. Si cela n'est pas fait, on le sait de longue date, la démagogie incontrôlée conduit à la tyrannie. Elle engendre la destruction - qui progresse devant nos yeux - des normes et des comportements effectifs, publics sociaux que présuppose la recherche en commun de la vérité. Ce dont nous sommes tous responsables, en tant que sujets politiques précisément, ce n'est pas de la vérité intemporelle, transcendantale, des mathématiques ou de la psychanalyse ; si elle existe, celle-ci est soustraite à tout risque. Ce dont nous sommes responsables, c'est de la présence effective de cette vérité dans et pour la société où nous vivons. Et c'est elle que ruinent aussi bien le totalitarisme que l'imposture publicitaire.
Ne pas se dresser contre l'imposture, ne pas la dénoncer, c'est se rendre coresponsable de son éventuelle victoire. Plus insidieuse, l'imposture publicitaire n'est pas, à la longue, moins dangereuse que l'imposture totalitaire. Par des moyens différents, l'une et l'autre détruisent l'existence d'un espace public de pensée, de confrontation, de critique réciproque. La distance entre les deux, du reste, n'est pas si grande, et les procédés utilisés sont souvent les mêmes."
(1) J'avais d'abord écrit "emprunte de l'idée", mais face à la vigoureuse réaction de mon ami Gérard C., je me suis vu contraint de rectifier. Un doute subsiste toutefois. Mes lecteurs sont donc appelés à voter!
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