Discussion avec François-Michel aujourd'hui. Nous nous rendons compte qu'il est impossible, aujourd'hui, de compter avec certitude sur la présence de doctorants au sein de nos projets.
La tendance - et elle est saine - veut que nous ne recrutions pas de doctorants si leur thèse n'est pas financée. Or, de quelque côté qu'on se tourne, les appels d'offre en sciences humaines et sociales excluent textuellement le financement de thèses. On peut recruter des post-docs, des ingénieurs d'étude, des stagiaires en M2, mais pas de doctorant.
Pourquoi? Parce que, selon le discours officiel, il n'y aurait pas de débouché pour eux.
On ne ferait pas mieux si on voulait tuer la recherche en France. Comment lancer des projets s'il n'y a pas un doctorant pour s'y consacrer à plein temps? Je coordonne des programmes, j'ai des enseignements, je dirige un département: où trouver les semaines et les mois qui sont nécessaires à l'approfondissement d'une question, à l'exploitation des données et au traitement des résultats?
S'il n'y a pas de doctorants, nos projets se résumeront à des hypothèses et à des séminaires. Comment imaginer qu'on veuille dynamiser la recherche et que ne soit pas créé un fonds de financement des thèses, qui offre davantage de chance que le quinté +?
Voilà trois mois que je me consacre à des dossiers de demandes d'allocation. Chaque dossier représente deux jours entiers de travail - et je parle de journées de 18 heures. Pour chaque doctorant, il faut en remplir trois ou quatre pour avoir une chance de décrocher un financement.
Je déteste ma vie en ce moment. J'étais plus heureux quand je regardais les vaches.
PS: Je lis le livre de Temple Grandin Animals in Translation (Harvest Books, 2005), qui parce qu'elle est autiste dit voir ce que voient les animaux... Avec la meilleure volonté du monde, je ne puis contenir ma fureur quand je lis sous sa plume les pires dérives des bouquins de vulgarisation américains:
"To get good prod scores down a plant had to correct all the details that were scaring the cattle. They couldn't just correct some of the details or most of the details. They had to correct all of the details."
J'avais compris!
Jamais je n'aurais songé à parler de Céline dans ce blog, encore moins à le faire sous l'effet d'une contrainte.
Le retrait, par le Ministre de la Culture, de l'écrivain Céline des célébrations de l'année 2011, exerce en effet une contrainte sur ceux qui n'en acceptent pas les raisons. Venant juste après l'annulation d'une conférence programmée à l'ENS autour de la question palestinienne, elle ne peut qu'être mal perçue et mal interprétée; plus précisément, elle ne peut manquer d'être perçue, et donc interprétée.
On peut aborder les choses sous deux angles: le premier est qu'une forte pression s'exerce pour faire de l'opinion d'une partie de nos concitoyens, juifs, le paradigme de positions assumées collectivement: appuyer Israël, refuser à Céline le droit de cité.
Le deuxième est qu'en se manifestant ainsi, par le biais de communiqués, de rappels à la loi, ces mêmes concitoyens, par la voix du CRIF et de la FFDJF, refusent et rejettent ce qui fait la complexité d'un ensemble national. Céline fait partie de notre histoire, celle des juifs et des non-juifs. Nous n'avons pas à nous réunir pour célébrer uniquement les gentils du passé, préférer toujours l'Abbé Pierre à Talleyrand ou Napoléon. Ce pays, désolé, ne s'est pas construit uniquement avec des Justes.
Indépendamment du fait que Céline soit ou non un écrivain "français", que l'on se penche sur ses textes littéraires. Qu'on relise Mort à Crédit comme je l'ai lu autrefois, en peinant à comprendre comment ni par quel miracle, à force d'onomatopées et de balbutiements, émergeait un univers symphonique, plein de grâce et de douleur. Lisez au hasard un seul paragraphe: rien ne perce. Prenez l'ensemble, et vous avez une oeuvre d'art, des moyens travaillés en vue d'un projet esthétique dont le lecteur ne peut avoir idée que par sa totalité. Céline est un écrivain. C'est un honneur pour notre littérature qu'il l'ait été. S'il avait été un homme politique, honte à nous. Mais Céline était écrivain. Il s'exprimait, hors ses livres, au même titre que s'exprimait n'importe quel boucher ou charcutier ou secrétaire ou standardiste antisémite, dans un pays qui l'était.
Quelle bêtise met-on à exécution ici? La bêtise qui veut qu'on juge un homme en fonction des valeurs présentes. Qu'attendent les associations féministes pour condamner Kant, Schopenhauer, ou Nietzsche? Et les associations anti-racistes pour condamner Jules Verne, Buffon ou Linné? Doit-on dresser des bûchers pour éliminer tous ces livres qui menacent la pensée du moment, la pensée gentille?
Méfions-nous des auteurs consensuels. Qu'une communauté au grand complet s'accorde sur un nom, ce peut être pour deux raisons: parce que la communauté a purgé de son sein les déviants et les différents ; ou parce que cet accord unanime s'est porté sur le moins dangereux, et donc le plus médiocre de tous.
Dans le deuxième tome des Mémoires de Guerre (éd. Tallandier, 2010, établi, traduit et annoté par François Kersaudy), Churchill cite la réponse du Ministre Eden aux questions du Cabinet de Guerre souhaitant abandonner, dès mars 1941, la Grèce et la Yougoslavie à leur sort.
"La chute de la Grèce, sans autre effort de notre part pour la sauver par une intervention de nos forces terrestres alors qu'il est de notoriété publique que nos victoires en Libye ont libéré des effectifs, serait la pire des calamités. La Yougoslavie serait certainement perdue, et nous ne sommes même pas sûrs que la Turquie aurait la force de résister, si les Allemands et les Italiens s'installaient en Grèce sans le moindre effort de notre part pour les contrer. Sans doute notre prestige souffrira-t-il si nous sommes ignominieusement chassés, mais en tout état de cause il sera moins désastreux pour nous d'avoir combattu et succombé en Grèce que d'avoir abandonné la Grèce à son sort. Dans l'état actuel des choses, nous sommes tous d'accord sur le fait qu'il est nécessaire d'appliquer le plan préconisé et d'aider la Grèce." (p.31)
A la lecture de ce passage, on pourrait discerner deux fils de raisonnement entrecroisés: un exposé géostratégique (la Grèce comme rempart à l'invasion de la Turquie) et des considérations empruntées à une éthique de la guerre et des relations internationales, selon laquelle on n'abandonne pas un allié dans la détresse.
Or ces deux fils n'en forment qu'un seul: c'est l'abandon d'un allié qui ouvrirait la porte à de futures invasions. Ce qu'affirme Eden ici - et les Britanniques l'ont appris à leurs dépens dès 1939 - c'est que la lâcheté ne paye pas.
On peut être frappé par l'idée que des propos tenus en 1941 nous semblent si étranges, si étrangers aujourd'hui. On a du mal à croire que ces hommes, dont 70 années (le temps d'une vie humaine) nous séparent, évoluaient dans le même univers que nous. Dans la mesure où le "réalisme" ou pragmatisme de Churchill, envoyant ou retirant des troupes, approvisionnant ou n'approvisionnant pas des villes assiégées, intégrait des considérations économiques, stratégiques, mais aussi éthiques, on peut parler, à propos de la 2de Guerre Mondiale, d'un "bon" côté et d'un "mauvais" côté.
Les Alliés n'eurent pas le monopole de la droiture. Erwin Rommel, et une bonne partie des officiers allemands, n'envisageaient pas leur métier ou leur mission sans une déontologie qui la sous-tendait, et qu'on enseigne dans les Ecoles de Guerre. Mais c'est Churchill, dans son discours d'après Munich, qui posa comme règle de conduite la droiture et la loyauté, entraînant une cascade de sacrifices et d'héroïsme qui finirent par l'emporter.
Ce que je me demande, c'est si aujourd'hui Churchill se rendrait en Chine, ou au Gabon, sans autre préoccupation que de fourguer des centrales nucléaires, des croiseurs ou des raffineries. Dans ce type de déplacement, on observe précisément le paradigme inverse à celui qu'énonça Eden il y a soixante-dix ans de cela: outre notre position morale à l'égard des droits de l'Homme qui se voit bafouée - car on ne peut tenir une telle position si on l'adopte une fois sur deux ou trois -, c'est toute la géostratégie de l'Europe qui se voit subordonnée au pragmatisme économique. Comme si, pour boucler nos fins de mois, nous vendions d'abord nos reins, puis nos cornées.
Dans L'Ile Mystérieuse, roman de Jules Verne publié en 1874, on coupe, creuse, taille, chasse et pêche sans se poser de questions, sinon sur les moyens de mieux couper, creuser, tailler, chasser et pêcher. Et pour le bien de cinq personnes, il n'est animal ou plante qui ne se voie domestiquer ou exterminer, rivière qui ne soit détournée, comme s'il fallait de toute chose obtenir la reddition. Ce qui m'a toujours fasciné dans ce roman, c'est qu'il semble le substrat d'un autre, Jurassic Park, de Michael Crichton. Jurassic Park débute là où s'achève l'Ile mystérieuse, au moment où l'île, bardée de technologie, sombre dans le chaos en raison d'un orage. C'est à cela que je pensais en rentrant hier soir: le métro ralenti, les chaussures glissant sur le verglas, les avions cloués au sol, tantôt par la neige, tantôt par la fumée d'un volcan, la vulnérabilité accrue de tous nos dispositifs de contrôle, les machineries complexes des hôpitaux, les bracelets électroniques des prisonniers, tout cela fragile comme rien, à la merci d'un événement climatique singulier.
Les lignes qui suivent sont extraites de ma thèse de doctorat, fort ancienne, mais où la comparaison Jules Verne/Joseph Conrad me semble encore d'actualité.
Des Robinsons bien préparés
L'Ile Mystérieuse est une aventure de Robinsons positivistes : cinq hommes (Cyrus Smith, ingénieur, Gédéon Spilett, reporter, Pencroff, marin, Harbert, étudiant en botanique, et Nab, serviteur noir de Cyrus Smith) s'échappent en ballon de Richmond, ville sudiste durant la Guerre de Sécession. Emportés par un ouragan, ils échouent finalement dans une île qui ne figure sur aucune carte, à mi-chemin entre le Chili et la Nouvelle-Zélande. Cette île est riche du point de vue animal, végétal et minéral, et sous la direction de Cyrus Smith, les cinq hommes vont se convertir successivement en chasseurs, potiers, métallurgistes, éleveurs, cultivateurs, bref adopter tour à tour toutes les techniques d'extraction et de transformation de la matière première qui rendra l'île digne d'entrer dans l'Union (les Etats-Unis).
Loin de céder au découragement ou à l'appréhension face à la nature souveraine, les cinq hommes scellent un pacte de conquête fondée sur l'entraide et la juste participation de chacun selon ses moyens - ce qui cantonnera le noir Nab à la cuisine. Cette association suscite l'enthousiasme du marin Pencroff :
"Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude à la besogne, et si vous le voulez bien, Monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite Amérique ! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons l'offrir au gouvernement de l'Union ! Seulement je demande une chose.
- Laquelle ? répondit le reporter.
- C'est de ne plus nous considérer comme des naufragés, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser !"
"Transformer", "aménager", "civiliser", "coloniser", autant de termes qui traduisent l'action de l'homme sur son environnement, et semblent exclure la réciproque, soit l'action de l'environnement sur l'homme, comme si celui-ci était imperméable à la nature. Cette imperméabilité se fonde sur la confiance en les moyens dont l'homme dispose grâce au savoir, savoir incarné par l'ingénieur Cyrus Smith, qui voit en Pencroff son plus fidèle admirateur :
"Mais, comme disait le marin, ils dépassaient de cent coudées les Robinson d'autrefois, pour qui tout était miracle à faire."
Et en effet, ils "savaient", et l'homme qui "sait" réussit là où d'autres végéteraient et périraient inévitablement"
"L'homme qui sait" a pour matière la nature même, qu'il plie à son gré, selon ses besoins et ses désirs. L'île étant peuplée de jaguars, le bien-être des colons dépend naturellement de leur extermination - le "devoir" dont parle Gédéon Spilett dans l'extrait suivant eût probablement été le même si au lieu de jaguars il se fût agi de peuplades indigènes :
"Si l'île, comme on n'en peut douter, disait-il, renferme des animaux féroces, il faut penser à les combattre et à les exterminer. Un moment peut venir où ce soit notre premier devoir."
De quel devoir s'agit-il ? Sur quoi se fonde-t-il ? On suppose que les jaguars, eux, ne s'estiment pas en devoir de manger nos cinq Robinsons... C'est le devoir, sans doute, d'appliquer le savoir, de le répandre - c'est là, on le sait, "le fardeau de l'homme blanc". Le devoir est donc la dynamique du savoir, le savoir "en mouvement". Cette éthique un peu courte peut-elle résister à une réinsertion de l'homme dans le processus de l'évolution ? Et, à plus forte raison, à sa rétrogradation au rang de "moisissure" parasitant la planète ?
Qui descend du singe ? - Pas moi !
La capture d'un grand singe permet bien à la blessure secrète de tout contemporain de Darwin de venir au jour. Blessure vite refermée pour les positivistes, car le rapport de l'homme au singe ne s'établit pas en termes physiologiques. Jules Verne établit qu'un abîme infranchissable sépare l'homme et le singe, car l'homme possède une conscience et une âme, l'une et l'autre se confondant en un mot : le savoir, savoir entraîné par la notion de devoir. Le singe ne pouvant accéder au savoir, il ne pourra que "singer" l'intelligence, sans y parvenir jamais. Dispensé de ce fait de devoir, le singe est un irresponsable, bon à servir de main d'œuvre.
Mais tout se complique lors de l'exploration d'un îlot voisin. Là, Spilett, Harbert et Pencroff découvrent un naufragé retourné à l'état sauvage. Et surgit à nouveau l'angoissante question : est-ce un homme ? Est-ce un singe ?
"En vérité ce n'était pas un singe ! C'était une créature humaine, c'était un homme ! Mais quel homme ! Un sauvage, dans toute l'horrible acception du mot, et d'autant plus épouvantable, qu'il semblait être tombé au dernier degré de l'abrutissement ! (...) Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans ce corps il y avait encore une âme, ou si le vulgaire instinct de la brute avait seul survécu en lui !
"Etes-vous bien sûr que ce soit un homme ou qu'il l'ait été ? demanda Pencroff au reporter.
- Hélas, ce n'est pas douteux, répondit celui-ci, (...) mais l'infortuné n'a plus rien d'humain."
Le reporter disait vrai. Il était évident que si le naufragé avait jamais été un être civilisé, l'isolement en avait fait un sauvage, et pis, peut-être, un véritable homme des bois. Des sons rauques sortaient de sa gorge (...). La mémoire devait l'avoir abandonné depuis longtemps (...), il ne savait plus faire de feu ! On voyait qu'il était leste, souple, mais que toutes les qualités physiques s'étaient développées chez lui au détriment des qualités morales !"
"Humain", "qualités morales", des termes que Jules Verne se garde de définir, leur attribuant probablement une valeur dogmatique.
Si cet être échevelé "n'a plus rien d'humain", alors quelle était la part d'humanité qui se trouvait en lui - celle qui le différenciait aussi bien du singe que du sauvage - et à présent ne s'y trouve plus ? Pour les héros de Jules Verne, l'humanité s'inscrit en négatif : l'humanité existe car ce "pis que sauvage" l'a perdue : il ne "sait plus" faire de feu, par exemple. Fort heureusement, le naufragé, en revenant à la civilisation, revient aussi à lui. C'est un ancien brigand que les remords ont transformé en bête. Rédimé par la souffrance, le nouveau venu fera preuve de courage et d'honneur. Le passage par la nature a ici valeur d'expiation et de purification et donnera bientôt un ouvrier prompt à l'ouvrage de la colonisation. L'état de nature ne se conçoit donc pas comme un atavisme, mais comme une rupture avec l'humanité.
C'est précisément le raisonnement inverse que suit le narrateur de Au cœur des ténèbres, de Conrad (1900). Remontant le fleuve Zaïre sur un vapeur, le commandant Marlow assiste à une cérémonie indigène. Loin de considérer le déchaînement des membres et des cris comme une manifestation d'inhumanité, il cherche en lui-même l'humanité qui le lie à ce déferlement :
"Ces hommes étaient - non, ils n'étaient pas inhumains. Cela vous pénétrait lentement. Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d'horribles grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c'était bien la pensée de leur humanité - pareille à la nôtre - la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné. Hideux. Oui, c'était assez hideux. Mais si on se trouvait assez homme, on reconnaissait en soi un je ne sais quoi d'impalpable qui faisait écho à la terrible franchise de ce bruit, un obscur soupçon qu'il avait un sens qu'on pouvait - si éloigné qu'on soit de la nuit du premier âge - comprendre. Et pourquoi pas ? L'esprit de l'homme est capable de tout."
Pour Conrad, l'humanité est le fond primitif que vient recouvrir un vernis d'éducation, et l'action de l'homme sur la nature ressortit du même vernis. Les souvenirs évoqués par Marlow, cette montée du fleuve assimilée à une descente aux enfers, ne sont-ils pas suscités par la vision d'un coucher de soleil sur la Tamise ? Sous la grande cité londonienne est venue se glisser comme une ombre la réminiscence de la forêt tropicale :
"Une longueur de fleuve s'ouvrait devant nous et se refermait derrière, comme si la forêt avait tranquillement traversé l'eau pour nous barrer le passage du retour. Nous pénétrions toujours plus profondément au cœur des ténèbres (...) Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l'aspect d'une planète inconnue. Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. (...)
La terre semblait n'être plus terrestre. Nous avons coutume de regarder la forme enchaînée d'un monstre vaincu, mais là - là on regardait la créature monstrueuse et libre."
Face à ce spectacle il importe peu de "savoir" ou non maîtriser les techniques de base. L'humanité chez Jules Verne c'est la sidérurgie, l'agriculture - "la forme enchaînée d'un monstre vaincu". Pour Conrad, comme pour Schopenhauer, c'est une latence, prompte à affleurer à la surface de la conscience pour se déchaîner : une "créature monstrueuse et libre".
Rendons justice à Jules Verne : nos héros restent soumis aux caprices de la nature. En effet, est-ce le désir d'en finir avec cette île qui, son mystère résolu et ses jaguars décimés, n'offrait plus matière littéraire ? Toujours est-il que Jules Verne finit par déclencher un cataclysme qui engloutit champs, chèvres et centrale hydroélectrique, cataclysme auquel nos colons n'échappent que de justesse. La catastrophe clôt donc le récit de manière arbitraire, et le combat cesse faute de combattants.
Voici les livres que je m'apprête à lire ou à terminer en décembre.
D'abord, un excellent ouvrage pour quiconque souhaiterait alimenter sa misanthropie. Ce n'est pas un éloge de la corrida, mais plutôt un éloge de la bêtise: les connaisseurs apprécieront ce "une corrida est le récit de la lutte héroïque de l'animal et de sa défaite tragique" - ou, plus loin: "Telle est l'éthique tauromachique: un combat inégal, mais loyal."
Avec un tel ouvrage, comme l'observait Bardamu, la corrida n'a plus besoin de pourfendeurs...
Puis, deux livres de (ou dirigé par) Sylvie Brunel. J'ai commenté certaines de ses opinions ici, la couverture du "le Ciel ne va pas nous tomber sur la tête" vaut le détour: "15 grands scientifiques géographes...". J'ai demandé à Martine pourquoi elle n'y avait pas contribué, elle m'a répondu que c'était par crainte que je me moque d'elle pour le restant de ses jours.
Si on me demande pourquoi j'achète ces ouvrages, c'est simple: c'est qu'il faut bien connaître la pensée des contempteurs du réchauffement climatique ET du développement durable si on veut leur répondre. Et ces livres agissent sur moi, certes comme des déclencheurs de misanthropie, mais d'une misanthropie sereine, presque résignée.
Plus sérieusement, à présent, deux ouvrages qui me permettront de ne plus gagner systématiquement au jeu "Humiliation" (versant anthropologie):
Deux autres qui ont éveillé ma curiosité. J'ai presque fini celui de mon ami Jean-Michel Le Bot, j'en ferai un compte-rendu quand je l'aurai maîtrisé (le début était à ma portée, ensuite c'est plus difficile):
Et enfin, deux livres dirigés par Marc Bekoff, qui m'aideront peut-être à avancer dans le programme Animal:
Evidemment, tout cela ne fait pas rêver, c'est pourquoi j'ai commandé Le Ravissement de Lol V. Stein, lu il y a longtemps, dont j'ai oublié les détails mais qui me berce toujours par sa musique. Je me rappelle ce que Duras disait de l'alcool: que l'alcool ne l'aidait pas à écrire, bien au contraire; "l'alcool m'aide à ne pas écrire".
L'affaire Sokal débuta en 1996 sous la forme d'un pastiche de la littérature scientifique postmoderne publié dans la revue Social Text. Sokal révéla ensuite la supercherie et publia, avec Jean Bricmont, un ouvrage intitulé Impostures intellectuelles (Odile Jacob, 1997). L'ouvrage provoqua une levée de boucliers en France, et seuls quelques auteurs, tel Michel del Castillo, se félicitèrent du dégonflement de baudruche qu'un tel ouvrage allait provoquer. Jacques Bouveresse publia en réponse aux attaques que subissaient Sokal et Bricmont (accusés de "totalitarisme" et d'obscurantisme) une défense en forme de pamphlet, Prodiges et vertiges de l'analogie (Raisons d'agir, 1999).
Les auteurs dont parlent ces livres - Lacan, Derrida, Deleuze, Latour, Kristeva - sont pour certains lus, commentés de part et d'autre de l'Atlantique. L'idée selon laquelle les faits scientifiques, et non seulement les scientifiques, seraient guidés par certaines configurations sociales, et qu'en conséquence le rôle des sciences sociales consistaient d'abord à étudier ces configurations, puis à les infléchir, était en effet porteuse d'espoir et d'exaltation intellectuelle.
Les Humanités, rejetées au second plan par l'avancée des sciences dures (physique, médecine, microbiologie et neurosciences), trouvaient là une forme de revanche. D'une part, la réalité sociale et psychique pouvait être décryptée à l'aide de théorèmes mathématiques (tel que le théorème de Gödel employé par Debray) et d'équations (comme le fit Lacan), d'autre part les faits et théories scientifiques les plus en pointes s'avéraient vulnérables au contexte qui les produisaient, amenant à un détricotage du rapport du scientifique à son objet, l'objet fût-il un atome ou une particule.
Répondant à ces hypothèses, Sokal proposa de les tester de la manière suivante: "Anyone who believes that the laws of physics are mere social conventions is invited to try transgressing those conventions from the windows of my apartment. (I live on the twenty-first floor.)"
A lire certains passages décryptés par Sokal et Bricmont, on se trouve stupéfait de voir les proportions atteintes par l'esbrouffe, comme dans ce passage de Luce Irigaray, dissertant sur la mécanique des solides et des fluides, et proposant en note, sans aucune référence: "Il serait nécessaire de se reporter à quelques ouvrages sur la mécanique des solides et des fluides" (cit. p.105). Je n'aurais pu détecter la supercherie, n'ayant pas les connaissances nécessaires à la relever. En revanche je sais distinguer une bouillie mentale d'un raisonnement. Si les chercheurs en SHS veulent endosser le costume des sciences dites dures en musclant leurs paradigmes, encore faut-il éviter ce genre d'imposture, c'est-à-dire d'adopter la phraséologie tout en faisant fi de la rigueur.
Bouveresse enfonce le clou de la dérision en posant, au deuxième chapitre, la question: "L'inculture scientifique des littéraires est-elle la vraie responsable du désastre?" Cette question m'était venue également lorsqu'en 2009 mes collègues de la faculté de Lettres n'avaient trouvé d'autre argument, d'autre réponse au mépris affiché par Sarkozy à l'égard des SHS, que de proposer des lectures publiques de La Princesse de Clèves, affirmant sans aucune preuve que la lecture de tels ouvrages donnait des armes et des clés pour la compréhension du monde contemporain. Je reconnaissais là le travers des littéraires, que je partageais autrefois quand j'appartenais à la clique, de stigmatiser tous azimuts le défaut de lecture et de connaissance des classiques, tout en s'épargnant la peine de lire le moindre ouvrage d'économie, de biologie ou de psychologie cognitive.
Plus grave encore, dénonçait Bouveresse, la vogue de l'emprunt constant aux sciences dures, avec une légèreté toujours plus assumée (n'était-ce pas là, de toute façon, le produit d'une simple configuration sociale?), tendait à vulgariser l'inculture scientifique en la transformant en ornement du discours.
Mais ce qui sonne comme une alerte - raison pour laquelle il est bon de lire aujourd'hui Sokal et Bricmont - c'est que dès 1997 les auteurs signalaient le danger d'une science soudain réduite à n'être qu'un élément parmi d'autres éléments dans un contexte donné, une "chose" parmi les choses, les savoirs d'une société étant le produit des rapports des individus entre eux (décryptables en termes de genre, d'ethnie, de domination et de reproduction sociale des différences).
Or qu'observe-t-on aujourd'hui? Les découvertes scientifiques font l'objet de débats civiques non pas autour de leurs implications, mais bien autour de la manière dont ces découvertes sont produites, le réchauffement climatique étant par exemple le fruit d'un "accord négocié" au sein du GIEC. Ainsi des données scientifiques furent-elles livrées en pâture aux néophytes, qui déduisirent d'e-mails piratés, élevés au rang de preuves matérielles, que les savoirs produits étaient frelatés, résultat d'un complot ou d'une fraude.
Ce relativisme-là, le relativisme qui pose que les vérités scientifiques, sur lesquelles s'édifie notre savoir, peuvent être sapées comme une vaine tour de Babel, et cela en toute ignorance des enjeux réels, me paraît un danger qui est loin d'être écarté.
Le romancier J.M. Coetzee a publié il y a quelques années une roman intitulé Disgrace, qui est l'un des livres les plus déprimants que l'on ait jamais lu.
La trame se déroule en Afrique du Sud, dans le milieu universitaire. Placé en difficulté par une de ses élèves, un professeur découvre qu'aucun de ses collègues ne prononcera un mot, un seul, en sa faveur, de craindre d'encourir la "disgrâce" qui parcourt le roman, équivalent moderne des Érinyes.
Abandonnant son travail, il trouve refuge dans l'arrière-pays, chez sa fille. L'Afrique du Sud se trouve alors en pleine désapartheidisation: la ferme de sa fille est pillée, elle-même se fait violer, sans que nul ne lève le petit doigt pour la défendre ou pour découvrir les auteurs du crime.
A la lecture de l'ouvrage, on est tout de même saisi par un sentiment de révolte face à la résignation des protagonistes, leur désir - ou absence de désir - de boire la coupe jusqu'à la lie, comme si tel était, après tout, leur destin.
La passivité des personnages, écho de toute forme de dépossession provoquée par les guerres, cataclysmes, révolutions, est un contrepoint de cette existence illusoire, illusoirement active, que nous autres bloggeurs, tweeteurs et autres usagers de Facebook, entretenons.
On appelle Ekphrasis la description, dans le corps d'un texte, d'une oeuvre d'art réelle ou fictive.
Je parlerai ici de La carte et le territoire, dernier roman de Houellebecq. Comme il est étrange qu'un livre donne envie, non d'écrire, mais de peindre.
Car il est parsemé de descriptions de tableaux, et d'une oeuvre fictive, celle d'un nommé Jed Martin. Le procédé qui consiste à inventer des toiles et des poétiques d'artistes divers est répandu. Proust suggère ainsi la profondeur d'Elstir, et Pérec crée une oeuvre factice dans Un cabinet d'amateur.
C'est donc là l'ekphrasis: user d'un support pour en dépeindre un autre, comme si les intentions - qui ne sont pas comptées - pouvaient être sublimées par une expression adéquate. Quand on parle d'une oeuvre imaginaire, on a le loisir d'évoquer ce qui figure et le but que l'on voulait atteindre, ce qui est présent et ce qui est suggéré, ce que la toile comporte et ce que l'artiste a voulu peindre, ce à quoi il aurait atteint s'il avait eu du talent. C'est ce talent que la fiction lui donne.
Ce qui me frappe d'abord chez Houellebecq, c'est l'apparente adéquation de son style à ce qu'il entreprend de narrer. "J'étais chez moi. Je déprimais gentiment" - ainsi commence, je crois, Extension du domaine de la lutte.
On ne le sent pas déraper, ni chercher quoi que ce soit. Si l'on excepte le passage plus laborieux de l'enquête et du crime (Troisième partie), justement parce qu'il se frotte à un genre comme à un morceau de bravoure, rien chez lui ne laisse penser qu'il travaille son écriture. Tout n'est que désinvolture, rivant nos yeux aux lignes, non à ce qu'il y a entre elles.
Et pourtant, lorsqu'il imagine ce qu'un critique d'art expose, à des années de distance, du métier d'un peintre, ou lorsqu'il décrit des toiles aussi improbables que La conversation de Palo Alto, où Bill Gates et Steve Jobs se confrontent l'un à l'autre, il atteint quelque chose en moi, qui me trouble beaucoup, qui est la faculté d'un artiste à dévoiler la vérité d'une époque, considérée à distancecomme un moment historique.
On a beaucoup écrit sur le capitalisme et sur ses perversions, beaucoup écrit sur l'inanité des réussites sociales, sur la vacuité des projets de société défendus par des gens incultes et sans imagination. Houellebecq n'est pas un peintre. Mais il a cette intelligence de montrer ce qu'il comprend de ce monde en décrivant un tableau. Le tableau atteint l'essence du réel, même s'il n'existe pas. L'écrivain parvient à cette essence à travers le tableau.
Depuis Extension du domaine de la lutte, je tiens Houellebecq pour un grand écrivain. Un homme qui pense, avant de penser à écrire. Ce roman, je l'ai souvent relu.
Je me moque souvent des artistes qui prétendent suspendre le temps, porter un regard lucide sur le réel, évoquant des réalités qu'ils ne connaissent pas. A tous je conseille la lecture de Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, ou encore Le philosophe et le réel. Mais je ne puis qu'admirer Michel Houellebecq, si amaigri, déjà changé en ombre.
Emergeant de ma sieste, je me suis senti pétri d'angoisse. Impossible de l'apaiser par skype, Stéphanie trop lointaine, Anna pas rentrée, etc.
J'ignore si cet état est dû à la fatigue, à l'incertitude des analyses médicales, ou à quelque affront mal lavé.
Comme d'habitude, je me tourne vers Stendhal, et je tombe sur ce passage où Julien, rejeté par Mathilde, se trouve "trop malheureux et trop agité pour deviner une manoeuvre de passion aussi compliquée"...
C'est un passage bien étrange dans cet ensemble épique qu'est le roman. Julien avance tambour battant tout au long du récit; voilà qu'à cet instant il doute profondément de lui-même et du sens qu'il donnait à son ascension. Il ira même confier son destin à un officier russe qui lui donnera des lettres à recopier, à l'attention de la Maréchale de Fervaques.
Dans sa flagellation, Julien adopte ce qu'il croit être le point de vue de Mathilde:
"Elle l'avait aimé lui, mais elle avait connu son peu de mérite.
Et en effet, j'en ai bien peu! se disait Julien avec pleine conviction; je suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable à moi-même. (...) Et dans cet état d'imagination renversée, il entreprenait de juger la vie avec son imagination."
Julien émergera brièvement de cette torpeur en entendant sonner l'heure qui lui rappelle que l'échelle est en place, et qu'il suffit d'y monter pour retrouver Mathilde.
Je ne sais si l'on peut extraire de cela quelque loi indiquant que l'horloge est amie de l'homme d'action. Dix heures: saisir la main de Madame de Rênal. Une heure: monter à l'échelle jusqu'à la chambre de Mathilde.
Chaque fois que son esprit est crispé, chaque fois que les conséquences possibles de ses actes viennent s'immiscer entre ses actes et lui, vient battre l'heure qui lui indique la chose à faire, la seule chose qu'il ait à faire.
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