Henri Atlan lance dans le Monde un vibrant appel à ne pas "sauver la planète":
"Plutôt que
"sauver la planète" sauver les populations dénutries et sans eau
potable."
Henri Atlan, biologiste, est le même qui, dans un opuscule nommée "les Frontières de l'Humain", débattait avec Frans de Waal de l'opportunité de maintenir ou déplacer les frontières entre l'homme et l'animal. Pour Henri Atlan, à mesure que ces frontières se brouillaient, il était urgent de les repositionner. Il défendait la dignité de l'homme jusque dans l'embryon, et affirmait qu'en cas de manipulations génétiques d'embryons humains, l'opprobre devrait retomber sur les manipulateurs, mais non sur les embryons eux-mêmes, qui conservaient leur dignité.
C'est donc Henri Atlan qui aujourd'hui prend la plume pour se réjouir de l'échec de Copenhague, au nom du "principe d'incertitude" dont j'ai parlé ici.
Parce qu'il est biologiste, Atlan ne discute pas les thèses du GIEC, mais de leurs attendus. Et nous-même n'allons pas discuter des thèses d'Henri Atlan, mais du réseau de représentations sur lequel elles sont forgées, et dont on trouve des ramifications chez Allègre, chez Courtillot, chez Ferry et même chez Roger Pol-Droit, dont nous discutions il y a quelque temps de cela. Nous connaissons ce réseau neuronal: on l'appelle "humanisme", cartésien ou chrétien c'est selon; Descartes n'a en effet pas créé cet ensemble de représentations, mais les a exprimées à l'aide d'une méthode que nous appelons "logique". C'est à la logique de Pascal, qui estime préférable de parier sur l'existence de Dieu, au nom du coût respectif de la perte et du gain (on perd peu si Dieu n'existe pas et qu'on est croyant, on perd beaucoup s'il existe et qu'on n'a pas cru en lui), qu'Atlan oppose la raison cartésienne, implacable, qui veut que Dieu possédant toutes les facultés, et l'existence étant une faculté, il possède l'existence. C'est imparable, c'est brillant. Pascal était proche des austères Jansénistes, et Descartes proche des Jésuites.
J'expose ici que ce n'est pas une simple opinion qu'exprime Henri Atlan, mais un corps idéologique constitué, difficilement ébranlable, qui s'oppose à un autre corps idéologique, celui de la responsabilité de l'homme à l'égard des autres vivants, appelé à occuper une place mesurée, qui fait sa part aux autres êtres. Lévi-Strauss appelait cette position un "humanisme sagement conçu qui ne commence pas par soi-même". Mais le terme humanisme est tellement galvaudé qu'il vaut mieux l'appeler "écologisme": respect des équilibres naturels.
La position de "l'homme d'abord, le reste après" - celle qu'exprimait un ami il y a quelques jours - est fort bien résumée par la formule initiale d'Atlan: "Plutôt que sauver la planète, sauver les populations dénutries et sans eau potable". Bien sûr, cette pétition de principe ne se demande pas quelles sont les causes de la dénutrition (désertification, érosion des sols par la déforestation) et du manque d'eau potable (désertification, pollution d'origines humaines). En cas de déséquilibre démographique, en cas de catastrophe écologique, notre devoir d'humains est d'expédier des sacs de riz, du beurre de cacahuètes et des bouteilles d'eau minérale - voilà qui règle la question.
Mais au-delà de la faisabilité de ce programme, ambitieux il est vrai, voyons le fil de raisonnement sur lequel il repose:
La religion
écologique du "sauver la planète" risque de nous emporter dans des
débordements idéologiques, non sans danger de totalitarisme, comme certaines
gouvernances mondiales qui sont déjà préconisées ; tout cela évidemment pour le
bien de l'humanité et au nom de "la science", comme ce fut le cas des
idéologies totalitaires du XXe siècle. Avec une nouveauté, toutefois, le
"principe de précaution".
Même si les
catastrophes annoncées ne sont pas certaines, nous dit-on, nous ne risquons
rien à appliquer les mesures préconisées, au nom du principe de précaution.
Mais c'est faux. Le développement des populations pauvres, et l'économie des
sociétés de consommation à laquelle ces populations rêvent de parvenir sont en
fait mis en danger par certaines de ces mesures. Le bon sens l'a emporté à
Copenhague. Les applications du principe de précaution comportent toujours des
risques, aussi difficiles à évaluer que ceux qu'il est censé prévenir. C'est
pourquoi, en tant que principe général d'action, il se détruit lui-même.
Après tout,
il n'est pas certain mais il est possible qu'existe le Dieu des théologiens. Le
fameux pari de Pascal n'est pas autre chose qu'une application du principe de
précaution, avec en plus une estimation des risques acceptés en pariant pour un
gain bien plus grand, la félicité éternelle infinie. Appliquant le principe de
précaution dans ce domaine, nous aurions dû tous depuis longtemps, avec en plus
mauvaise conscience et culpabilité, nous résoudre à appliquer les mesures de
restrictions et de renoncements de toutes sortes préconisées par les experts,
c'est-à-dire les théologiens experts de Dieu, comme nos nouveaux experts le
sont du climat. Heureusement ; il n'en a rien été. Espérons que les générations
qui viennent seront aussi sages que celles qui nous ont précédés.
Dénoncer la technocratie, la dictature scientifique, est une constante: totalitarisme en puissance fondé sur des craintes irrationnelles muées en "religion écologique". Il s'agit d'affirmer que le froid raisonnement se trouve du côté des objecteurs, des climato-sceptiques, les autres (le GIEC et ses suppôts) étant motivés par la panique menant à tous les despotismes.
Par assimilation, l'appel à la mesure, au fameux principe de précaution (limitation des gaz à effet de serre, consommation limitée), renvoie à toutes les mesures coercitives appliquées par l'administration Bush après le 11 septembre 2001. "Appliquer les mesures de restrictions et de renoncements de toutes sortes préconisées par nos experts" - c'est à dire privilégier les transports en commun, l'énergie renouvelable, lutter contre la déforestation, limiter la consommation de viande - signifie entraver la liberté humaine, sa liberté prométhéenne de faire des barbecues dans des zones récemment loties où l'on ne peut se déplacer qu'en voiture.
On pourrait se demander si les préoccupations écologiques se trouvent actuellement portées par des démocraties ou par des dictatures, par exemple en comparant le Costa Rica et la Birmanie. On pourrait se demander si les peuples des forêts indonésiennes sont menacés par les préconisations du GIEC ou par les plantations de palmier à huile. Qu'importe le développement à marche forcée de la Chine puisque cela fait se fait dans la liberté la plus totale. Respectons l'aspiration légitime de la Corée du Nord et de l'Iran à maîtriser le nucléaire car leur objectif est le bonheur de leurs populations. Mais aller plus avant serait oiseux. Admettons, donc, que les écologistes soient foncièrement totalitaires.
Le totalitarisme fondé sur la panique et la "culpabilisation": oui, ceux qui entravent le progrès sont des criminels. L'interdiction du DDT, lit-on, n'a-t-elle pas provoqué la mort de 30.000.000 de personnes? Et cela à cause d'un livre, l'ignoble "Printemps silencieux" de Rachel Carson. Les coupables sont évidemment les écologistes, qui ont préféré les hannetons aux humains (raccourci pour "maintenir les chaînes trophiques et éviter que des produits rémanents ayant à terme un impact sur la santé humaine ne soient déversés sur chaque champ et chaque rivière"). Il est intéressant tout de même de se demander si les "sages qui nous ont précédés" ont été entravés en quelque chose. Voyons cela.
A-t-on sauvé la Mer d'Aral? Non. A-t-on empêché des essais nucléaires dans les atolls et les déserts? Non. A-t-on ralenti la déforestation? Un tout petit peu. A-t-on empêché la construction des Trois Gorges? Non. A-t-on stoppé les programmes autoroutiers? Non. A-t-on limité l'usage de pesticides? A peine. A-t-on dépollué les océans? Non. A-t-on protégé des aires océaniques afin de ménager les stocks d'espèces en danger? Non. A-t-on évité qu'une part importante de l'alimentation humaine ne dépende d'organismes génétiquement modifiés? Non. A-t-on fait prévaloir la voix des citoyens sur celle des lobbys pharmaceutiques, agroalimentaires, pétrochimiques? Pas vraiment. A-t-on, finalement, fait baisser les émissions de dioxyde de carbone? Non... Ecologie, où est ta victoire? La victoire par KO appartient aux "sages qui nous ont précédés".
Atlan, Allègre et consorts dénoncent une menace fantôme, quelque chose qui ne s'est pas produit. Ils le font en invoquant de grands principes - liberté, libre-arbitre, destinée manifeste, puisée au mysticisme qui va de Prométhée à Descartes en passant par la Bible: croissez, multipliez, usez de cette terre comme d'un aliment, et dénoncent le mysticisme écologique en assimilant équilibre des écosystèmes et croyance en l'harmonie céleste.
Mais il y a autre chose dans cette posture prométhéenne qui me choque. C'est l'idée que le destin de l'humanité est de se caler sur les patrons de l'Occident:
Le développement des populations pauvres, et
l'économie des sociétés de consommation à laquelle ces populations rêvent de
parvenir sont en fait mis en danger par certaines de ces mesures.
En l'état actuel des choses, le "développement des populations pauvres" consiste essentiellement à délocaliser les industries en Asie du Sud-Est et en Afrique du Nord afin de produire à moindre coût ce que l'Occident continue de consommer.
Mais j'aimerais que l'on s'entende sur ce "rêve" de participer à la société de consommation. J'aimerais renvoyer à toute la littérature parlementaire des années 1880-1910 portant sur l'entreprise coloniale. A-t-on, à l'époque, entendu un député déclarer ouvertement que la colonisation consistait à asservir les populations, piller leurs ressources? Non. Le discours officiel portait sur le Devoir de Civilisation, on évoquait la mission de l'Occident qui consistait à élever des peuples attardés jusqu'à la Lumière dispensée par le Génie Occidental. Même Jaurès s'y laissa prendre. Les populations de France, d'Angleterre, du Portugal, larmoyaient en pensant au sacrifice nécessaire de braves pioupiou aux confins de Madagascar ou de Malaisie, afin d'apporter l'école, la religion, le sens du commerce et de l'administration à des demi-sauvages.
Les mêmes qui dénoncent le Totalitarisme ne voient, pour les Dogons ou les Yanomami, d'autre idéal que d'acheter des machines à laver et des cuisines IKEA.
On appelle cela "cacophonie". Il s'agit de confondre en permanence sociétés urbaines et rurales, sociétés traditionnelles ou autochtones, et ce vaste réseau globalisé où pour jouer à armes égales, il faut investir, placer des fonds... Mais si les règles du jeu sont imposées par le détenteur de la banque, où est la liberté de choix? Où est le libre-arbitre? Les paysans maliens veulent-ils spontanément se lancer dans la grande exploitation? Ou cherchent-ils à lutter contre le rachat de terres arables par les Coréens du Sud qui voient leurs approvisionnements alimentaires mis en péril par leur croissance démographique? Et finalement, a-t-on demandé à ce même paysan si la racine du problème ne venait pas de la pression anthropique qui rend toujours plus rare le bois de feu, la viande de brousse, la terre fertile, tout cela qui déstructure les sociétés, rompt les systèmes de transmissions traditionnelles et force à migrer en ville ou en Europe?
De quoi rêvent les Yanomami? Que rêve-t-on pour eux? Des pistes en forêt bien dégagées, des 4x4 pour s'y mouvoir, des fusils à lunettes, du Pepsi, du Fanta, des chewing-gum? Une boutique Zara et un Brico-Dépôt?
Cet éternel discours prométhéen, étayé de cartésianisme, semble ces soupes cuites et recuites où au bouillon graisseux on ajoute quelque chose, un morceau de foie, une carotte, une aile de poulet, un chien crevé. Ce brouet est celui de la dignité de l'homme, constamment menacé par le fait qu'il n'est pas seul sur Terre, bien qu'il fasse tout pour le rester.
Sur ce sujet:
http://anthropopotamie.typepad.fr/anthropopotame/2010/03/et-pourtant-elle-ne-tourne-pas.html
http://anthropopotamie.typepad.fr/anthropopotame/2009/12/refroidistes.html
http://anthropopotamie.typepad.fr/anthropopotame/humanité-über-alles.html
Les commentaires récents